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O.N.G. - Extrême-orient(é)
9 mai 2012

L’esprit des choses : éternelle tuile

Sans titre

C’est un morceau de terre cuite qui ne paie pas de mine. Prise isolément, la tuile n’a rien de bien attrayant. De forme excessivement banale, elle est fragile, rugueuse et d’une cou leur variable mais toujours un peu criarde. Il lui faut la patine du temps, du soleil et de la pluie pour prendre des nuances plus douces.

La tuile est comme bien des humains: elle ne supporte guère la solitude. Mieux, elle ne vaut qu’agencée sur un toit, un agencement dont nous oublions parfois la subtilité. Son utilité, sa gloire, est de l’ordre du collectif ou plutôt du communautaire. Les tuiles d’un toit ne sont pas un simple amas de plaquettes d’argile, elles témoignent d’une organisation délicate.

La tuile est universelle: née en Chine il y a plus de 4000 ans, on la retrouve aujourd’hui aussi bien sur le continent américain qu’en Europe ou en Afrique. Ce sont les Romains, maîtres en l’art de bâtir, qui l’ont introduite chez nous sous la forme que nous connaissons. C’est à eux que nous devons, par exemple, cette forme dite « canal » qui caractérise les anciennes demeures méridionales.

Car si elle est universelle, la tuile est aussi locale. De la Provence à la Picardie, chaque terroir a sa forme particulière, pourvu que le sol y soit suffisamment argileux. Au sud, les toitures en pente douce faites de tuile « canal », à l’Alsace, les tuiles oblongues et à la Flandre, le galbe de la tuile « panne » flamande. A Paris même, malgré la dictature récente de l’ardoise ou du zinc, on peut encore trouver de vieux toits constitués de petites tuiles plates et rectangulaires. Ils nous rappellent le temps où l’ardoise des palais restait un produit cher et prestigieux, un temps où le baron Haussmann n’avait pas encore éviscéré la capitale. La tuile n’est pas seu lement une affaire de géographie, c’est aussi toute une histoire.

C’est aussi un peu de littérature. Dans Nez-decuir, La Varende raconte comment son héros, Roger de Tainchebraye, remplace à ses frais la vieille tuile du château de sa nièce par de l’ardoise en l’absence de cette dernière. A son retour, la nièce, « au lieu des douces tuiles, sanguines et chenues » retrouve ses toits « comme des glaciers bleus ». Ce sera l’origine d’une brouille inexpiable contée avec gourmandise par le barde du pays d’Ouche.

Inspirée ou non de faits réels, l’anecdote témoigne d’une époque où la tuile manqua de tomber en disgrâce: trop rustique, trop fragile parfois, témoin d’un passé que les deux derniers siècles ont obstinément voulu refouler, trop lourd de misères et d’anciens mystères.

De ces mystères, la tuile avait sa part avec cette « tuile à loups » dont l’écrivain Jean-Marc Soyez fit un roman. Il s’agissait au départ d’une tuile comme les autres, mais placée de telle sorte qu’elle provoquait un sifflement particulier lorsque le vent d’hiver soufflait d’une certaine direction. Cela voulait di re que les derniers loups vivant dans les vallées encore perdues allaient s’approcher des villages à la recherche d’une nourriture devenue rare. Aujourd’hui, les loups ont disparu du centre de la France (en dehors des zoos), mais, quelque part, dans un village isolé, la tuile à loups peut encore chanter.
Et puis, il y eut l’invention qui allait sauver la tuile. En 1841, les frères Gilardoni inventent la tuile mé canique, moins coûteuse et plus pratique, moins belle aussi. Depuis, les toits ont vu fleurir cette tuile à l’allure sèche et sans aspérités, une tuile sans âme, tou jours pimpante, mais aux reliefs étrangement disgracieux.

Aujourd’hui, la tuile doit affronter de nouvelles accusations. Cuite selon les vieux procédés, on l’accuse de produire trop de gaz à effet de serre, et donc de contribuer au réchauffement climatique, à l’inverse de l’ardoise et même du toit de chaume, revenu en faveur. Heureusement, certains imaginent de nouveaux modes de fabrication. On a même inventé des tuiles « solaires » et des tuiles à l’aspect étrange, variables selon les saisons et qui permettent de récupérer la chaleur, et donc de diminuer les frais de climatisation.

On savait la tuile capable de s’adapter à tout : la voici qui devient politiquement correcte. Quelle tuile !

Jean-Michel Diard dans Minute N°2563

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