Fraternité

François faisait souvent le même rêve. Il était dans une grand pièce vide avec une personne dont il discernait mal les traits mais dont la présence lui était douce et chaleureuse. Au bout de quelques instants l'ombre bienveillante quittait la pièce en annonçant son retour imminent. A cet instant, il saisissait que l'ombre ne réapparaitrait jamais et tout devenait alors atrocement glacial.

« Ha ben bravo, super original... »
« Quoi donc? »
« Ben, ce pauvre rêve... »
« Y'a écrit quelque part que c'était original? »
« Sa mère a dû l'oublier une fois au supermarché ou alors il s'est fait plaquer plus souvent qu'à son tour, pas besoin d'être Freud pour analyser ça... »
« Quelqu'un t'a demandé quelque chose? »
« Non, non, t'as raison, chacun est libre d'écrire de la merde... »
« Voilà ... »
« Enfin tu pourrais peut-être pour une fois laisser ce pauvre François à sa neurasthénie d'ado prolongé et parler de chouettes trucs... »
« Du genre? »
« Ben je sais pas... »
« Ben moi non plus. Autre suggestion? »
« Attends, pas si vite, suffit de réfléchir deux minutes... »
« Ok, réfléchissons... »
« Ha ben, de mon mariage par exemple! »
« Lequel? »
« Oh l'enculé! C'est bon à 20 ans t'as le droit à l'erreur non? »
« J'ai rien dit, j'ai juste posé une question... »
« C'était un chouette moment non? »
« Moi j'ai préféré le premier, celui ou j'étais témoin... »
« T'es gonflé, c'est toi qui a refusé de l'être pour l'autre! »
« Deux fois témoins dans deux mariages successifs... faut dire, y'a que toi pour avoir des idées aussi connes.... »
« N'empêche, depuis, 8 ans ensemble, le bonheur, pas un coup de canif au contrat, une gamine bien élevée, une vie sociale et associative active et généreuse... »
« Pas un coup de canif au contrat... »
« Ben quoi? »
« Ben Bangkok ... »
« Attends, tu rigoles ou quoi? Ca, c'est même pas un coup de cure-dent, c'est rien du tout, à peine une anecdote... »
« C'est tellement rien que tu aurais peut-être pu t'abstenir... »
« Mais pourquoi? Ca a fait du mal à quelqu'un ? Quelqu'un a souffert? J'ai brisé une famille? Abandonné mon gosse? Ca n'a existé pour personne... »
« Mais ca a existé. »
« Hé oui... Une fois dans ma vie je me suis senti convoité, désiré, recherché, entouré... Une fois dans ma vie j'ai dominé, j'ai choisi, j'ai pas eu à me faire chier, à ramer, à écouter des conneries... Une fois dans ma vie j'ai pu croire que j'étais beau, que j'étais un mec comme dans les films, qui boit du whisky et claque des doigts pour faire tomber les joies filles... ça fait de moi un salopard, une merde, un sale type? »
« J'ai pas dit ça... »
« Tu veux même que je te dise? Je devais le faire... Je devais le faire pour venger le petit gros à lunettes qui n'était pas invité aux boums au collège... »
« Ha ben c'est sûr que Céline Reuiller de 3eB, ça lui rabat drôlement son caquet que tu te tapes des putes thaïlandaises à 35 ans passés... »
« En plus, c'était pas vraiment une pute... »
« Non, c'était une étudiante en difficulté, d'ailleurs le dernier soir avant le départ, elle n'a pas voulu coucher avec toi pour ne pas que tu la prennes pour ce qu'elle n'était pas.... »
« Exactement... »
« En fait, t'es complètement con... »
« Evidemment, toi tu ne peux avoir qu'une vision basse des choses! »
« Ca doit être ça... »
« Toujours est-il que ça, c'est pas tromper, y' a pas de relation, pas de faux alibis, de coups de téléphones cachés, d'implication, de conséquences ... »
« Ok, ok »
« T'es d'accord non? »
« Non, mais rassure toi, à peu près tout le monde l'est. »
« Sauf toi bien sûr! Toi le chevalier blanc, le pur esprit, le Torquemada de l'honneur! »
« Ha ben non. Pour moi c'est plutôt facile, j'ai personne à tromper, forcément ca simplifie. »
« Ca ne t'empêche pas de juger! »
« Je juge que dalle, qu'est-ce que tu me fais chier... c'est pas moi qui ai voulu parler de ton mariage... »
« Je déteste quand tu es comme ça... »
« Comment? »
« Ben tes petites réflexions, tes remarques, tes airs supérieurs... »
« Mes airs supérieurs? »
« Et encore là, au moins, tu me parles dans les yeux... D'ordinaire cela aurait juste été un petit texte plus ou moins habillement troussé pour que l'on se sente bien comme du caca... »
« T'as oublié de prendre ton lexomil ou quoi? »
« Va chier... En fait c'est toi le connard. Comme tu es incapable de vivre convenablement dans ce monde, tu t'es créé une sorte de disneyland mental, avec des princesse, des chevaliers, des serments... et tu détestes ceux qui se coltinent au réel, qui baisent, qui suent, qui crachent, qui jouissent, qui se trompent, qui trichent, qui perdent, qui gagnent, qui avancent, qui reculent... »
« Comment veux-tu... »
« C'est ça, rigole, mais tu sais que j'ai raison. »
« Ecoute, si il faut que je dise que trouve formidable de baiser une gamine de 19a à 400 bath la soirée pour que tu redeviennes aimable, je veux bien... »
« Arrête, j'ai envie de te péter la gueule... »
« Mais tu ne le feras pas... »
« Pourquoi? »
« Parce que tu n'as jamais pété la gueule de personne et que ce n'est pas ce soir que ca va commencer... »
« T'as raison, ca ne vaut pas le coup... Moi j'ai une femme, une fille, une famille... Toi t'as rien... »
 « Si, j'ai des bons amis comme toi. »