Entrevue avec Fanny et Mathilde (« Tour d’Europe à pied »)
Zentropa : 6000 kilomètres à pied, à deux, à travers l’Europe, est-ce plus dur physiquement ou moralement ?
Mathile
: Les moments extrêmement durs physiquement ont été rares mais
intenses. L’important est dans la tête, « là où il y a une volonté, il y
a un chemin » et ces objectifs physiques nous ont aidés moralement, ils
combattaient certains instants de lassitude ( oh, non, encore 4 mois à
marcher…) qui étaient pénibles. Nous avions l’impression parfois de ne
plus apprendre de la marche, voulions passer à quelque chose de plus
concret, c’est à dire à créer quelque chose. Mais rapidement nous
trouvions une solution pour y remédier : changement de rythme, journée
culturelle ou littéraire.
Fanny : A priori, j'aurais répondu
moralement ! Car le corps possède une formidable capacité d'adaptation,
et même si les premiers kilomètres restent dans notre mémoire comme les
plus douloureux physiquement, la gestion du moral s'est faite tout au
long du voyage. Mais finalement, nous étions parties très optimistes et
étions sure d'y arriver. La volonté est toujours la plus forte !
Le plus dur est finalement l'avant voyage ! Il faut être sur de vouloir partir, si c'est le cas, il n'y a rien de difficile !
Votre amitié a-t-elle bien résisté à tout ce temps passé constamment ensemble ?
M
: Elle a évoluée : supporter, dans tous les sens du terme, la même
personne H 24 pendant10 mois n’est pas évident, loin de là. Nous sommes
très différentes, mais complémentaires. Nous avons la même vision du
monde, du raid mais une façon différente de l’exprimer. Ca nous a servi
pendant le Tour d'Europe, nous avons chacune tempéré nos caractères.
Mais le retour à la vie « civile » n’est pas évident, surtout que nous
sommes en colocation, il faut du temps pour que nous nous réhabituions à
l’autre dans un contexte différent. Mais une telle amitié ne peut que
continuer.
F : Avant de partir nous étions les "meilleures amies" et
avions décidé de le rester. Un mot d'ordre : tout se dire avant que la
goutte d'eau ne fasse déborder le vase. 24h/24 ensemble pendant 10 mois,
peu de gens le vivent ! Il fallait donc prendre des mesures spéciales.
Malgré nos nombreuses prises de bec régulières nous sommes restées amies
et aujourd'hui, nous vivons en collocation. Ce n'est certes pas
toujours facile, mais cette aventure nous a beaucoup appris sur nous
même, et nous a surement donné des pistes pour nos futures vies en
couple !
A un moment ou un autre de votre périple avez-vous envisagé d’arrêter, de renoncer ?
M
: Jamais ! A chaque problème sa solution. Trop dur ? Nous ralentissons !
Trop ennuyant : on augmente les étapes ! Il fait froid ? On marche plus
vite ! On va boire un verre dans un bar ! On se réfugie dans nos sacs
de couchage ! Trop chaud ? Une rivière ! On s’entend plus ? Une bonne
engueulade !
F : JAMAIS ! Nous étions partie pour aller jusqu’au bout ! les mauvaises langues n’ont qu’à bien se tenir !
L’Europe que vous avez découverte est-elle conforme à l’idée que vous vous faisiez d’elle en entamant votre marche ?
M
: On se sent partout chez soi en Europe, mais ce qui m’a marqué c’est
la permanence des grandes aires de civilisation latine, slave,
germanique, celte. On sent le fond commun et les sensibilités
différentes de chacune de ses aires. Nous le savions par les livres,
nous le confirmons ! Nous sommes aussi parties pour savoir comment les
gens vivaient cet héritage. Malheureusement, pour ceux qui le vivent,
c’est d’une façon inconsciente par habitude mais de plus en plus ils
sont happés par les autres qui le dilapident, inconsciemment aussi, en
adoptant un mode de vie consommateur, tous tirés par le modèle
américain, par la vie facile, par les valeurs marchandes alors même que
tout cela est aux antipodes des valeurs qui ont construit notre
civilisation depuis des millénaires. Même si la tendance est encore
atténuée dans les pays ayant connu le communisme, ils se rapprochent
très vite du modèle occidental, bien aidés en cela par l’Union
Européenne.
F : Pas toujours, nous avons beaucoup appris, surtout en Europe de l'est au niveau historique et social
Est-il possible de tirer une image générale qu’ont de la France les différents peuples européens que vous avez côtoyés ?
M
: Les Européens ont une double vision de notre pays, nous avons les
qualités de nos défauts : toujours en grève mais c’est l’esprit de
résistance, le pays de la mode mais nous sommes superficiels, le pays du
luxe mais nous sommes arrogants, pays riche culturellement mais qui
ignore la culture des autres.
C’était d’ailleurs assez marrant
de faire deviner notre nationalité : les gens répondaient espagnoles car
nous étions tannés à cause du soleil ou allemandes car nous marchions
et donc avions des habits techniques. Ils avaient toujours du mal à
imaginer que nous étions françaises…sans talons aux pieds, sans
cigarette aux lèvres et essayant de parler les langues étrangères !
F
: Il y a plusieurs images de la France véhiculées en Europe,
différentes selon les grandes zones géographiques, quelques exemples :
- Slaves : Même si nous possédons la richesse matérielle, il nous manque la Liberté de pensée
- Germains: Nous serions arrogants
- Latins : Paris / la mode
- Celtes : En écosse et en Irlande, ils nous apprécient beaucoup pour la "old alliance" contre les Anglais
Mais en général la France est associée à la mode, l'élégance, mais aussi l'arrogance ...
Une « conscience européenne » vous semble-t-elle exister dans les différents pays que vous avez traversés ?
M
: Si les hommes de l’avenir ont la plus longue mémoire comme le pensait
Nietzsche, l’avenir n’est pas tout rose. La plupart des européens sont
contre l’Europe car ils l’assimilent à l’Union Européenne. Que l’une ait
5000 ans d’histoire et l’autre 50 ans n’a pas l’air de les toucher ou
de les empêcher de les amalgamer. Les gens sont globalement hostiles à
Bruxelles et à ses lois mais quand nous leur expliquons notre vision de
l’Europe, de son histoire, l’attachement charnel qui nous lie à elle,
ils sont globalement d’accord. Je ne dirais donc pas qu’une conscience
européenne existe, car certains sont internationalistes et donc ne
définissent pas dans le cadre de la civilisation et d’autres sont
nationalistes et voient avant tout l’intérêt de leur pays avant celui de
l’Europe, alors que les deux sont pourtant étroitement intriqués. Ceux
qui possèdent cette conscience européenne sont donc une minorité, mais
la majorité est-elle vraiment nécessaire ?
F : Le positionnement
identitaire des gens, des particuliers, est souvent fondé sur
l'histoire proche géographiquement. Ainsi certains pays ne s'allieront
jamais avec leurs voisins pour des raisons historiques. Mais beaucoup
considèrent qu'a priori il existe bien une identité Européenne même si
elle n'est pas prioritaire.
Nous avions pour ça créé un petit questionnaire pour mieux comprendre la vision des gens sur l'Europe.
Dans
diverses conférences que vous avez données depuis la fin de votre
expédition, vous évoquez une certaine « perte de mémoire » des
européens, une forme de désintérêt pour leurs traditions, légendes et
coutumes. Quels sont, selon vous, les principales causes de cette
progressive perte d’identité ?
M : Y a t-il déjà eu une réelle
mémoire ? Ou les gens vivaient-ils ainsi depuis des millénaires par
habitude ? Ce qui est sûr, c’est qu’il existait une mémoire populaire,
un réservoir de légendes et de traditions qui permettaient aux gens de
vivre ce qu’ils étaient. Or il est évident que ce réservoir se vide. La
télévision d’une part car elle tue le lien social : les gens ne se
rassemblent plus pour partager des moments et des savoirs mais se
vautrent dans leur canapé. La mécanisation de la vie agricole également,
car elle a vidé nos campagnes et industrialisé un monde qui a perdu une
partie de son âme au change. La mondialisation et les valeurs
marchandes enfin, car elles imposent l’Avoir au détriment de l’Etre.
F
: La première cause est à n'en pas douter le phénomène de
mondialisation. Par exemple le conflit entre Irlande du Nord et Irlande
du sud s'essouffle, d'une part car les Irlandais sont lassés de la
violence, mais également car aujourd'hui quel intérêt de se dire
Irlandais si la même chaîne de supermarché qui remplie les frigos de
tout bon Anglais, existe à la fois en Irlande du Nord et du Sud. Les
Européens ont trouvé un certains confort dans le système actuel.
La
télévision est certainement l'outil qui tue le plus la mémoire des
européens en interdisant tout rassemblement communautaire tels que les
veillées d'autrefois.
Place aux anecdotes : Votre meilleur souvenir culinaire ?
M : un mouton grillé dégusté sur la route d’Olympie, invitées par un grec incongru.
F : Du poisson en papillote cuit au feu de bois avec ses petits légumes grillés à l'huile d'olive !
Le pire ?
M
: un repas pris dans une maison non chauffée alors qu’il faisait – 25
degrés dehors, la soupe fumée refroidissait et les petits gâteaux au
chocolat avaient un étrange goût de roquefort.
F : Une pâtée immonde de flocons de riz revenue dans un vin aigre que des Grecs venaient de nous offrir !
Le personnage croisé le plus étrange ?
M
: Allister, un écossais qui nous a proposé l’hospitalité, sa voiture
pour visiter la région après avoir échangé trois mots avec nous. Le
lendemain matin pour déterminer qui allait faire la vaisselle, il avait
préparé un concours de tir à la carabine…
F : Un grec qui nous a accueilli chez lui en nous annonçant, les larmes aux yeux la mort de sa femme ... trois ans auparavant !
La « légende européenne » qui vous a le plus marquée ?
M
: Celle du révérend Kirk, en Ecosse. Cet homme a écrit une histoire du
petit peuple des forêts car il le côtoyait et le connaissait très bien.
Mais le petit peuple n’a pas apprécié que ses secrets soient ainsi
dévoilés et l’a enfermé dans un arbre. Nous nous y sommes rendues, des
enfants ont accroché partout des rubans pour que les fées qui veillent
sur le révérend exaucent leurs vœux…
F : Le lincetto de Lucca,
car la légende pourtant vieille, décrit les lieux avec une fidélité
remarquable ... la légende serait-elle donc vraie ?
Votre plus grand moment d’enthousiasme ?
M : Un chant qui a résonné sur un sommet de la chaîne des Apennins en Italie.
F : Arriver au sommet d'une montagne ! Respirer à plein nez l'air qui remonte sur ses flanc et chanter !
La plus grosse difficulté du voyage ?
M : Une journée en Ecosse, où ma sciatique m’exténuait et Fanny m’insupportait.
F : Arriver à Bilund (Danemark) après 2 mois passés dans la grande plaine froide de l'Europe centrale ...
Votre premier geste en revenant en France ?
M : Embrasser le sol
F
: Embrasser le sol, écouter le son des cloches et se ruer dans la
première boulangerie pour aller déguster un croissant en terrasse !
Le
retour à la vie « sociale » et « citadine » s’est-il bien passé ?
Qu’avez vous retrouvé avec le plus de plaisir et qu’est-ce qui vous
manque déjà de votre période de marche?
M : Le retour s’est très
bien passé, au bout de dix mois, nous avions envie de passer à autre
chose et de retrouver une vie sociale. Ce qui me manque le plus est de
sentir le vent en haut d’un sommet et de contempler la vue sur la vallée
et les montagnes environnantes, un livre à la main en surveillant le
repas qui mijote sur le feu…
F : Nous avons retrouvé avec plaisir
nos amis et notre familles, en un mot, notre communauté ! Rien de
matériel n'a pu autant nous manquer que ces êtres chers !
Après un repos bien mérité, avez-vous de nouveaux projets pour prolonger cette aventure ou en entamer de nouvelles ?
M : Peut-être…
F
: L'écriture de nos aventure, me donne envie de repartir ... mais où
quand, comment ?! Je ne sais encore. Mais dans d'autres conditions,
c'est certain !
En attendant d'autres aventures nous attendent, celles de la vie "normale" !
Merci et encore félicitations pour cette belle aventure européenne !