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O.N.G. - Extrême-orient(é)
30 août 2013

La pipe

HSD10155

Elle risque de devenir une victime collatérale de la démence hygiéniste. Déjà Steven Spielberg a supprimé celle du capitaine Haddock, tandis que, peu avant, des publicitaires sans vergogne ni cervelle avaient remplacé la bouffarde de Jacques Tati par un grotesque moulin à vent.

Pour nous autres, c’est une question de durée. Il suffit de deux ou trois minutes pour « en griller une » dans la rue, entre deux gorgées de café ou de bière, mais la pipe, elle, exige de ses adeptes plus de temps et plus de disponibilité. Elle oblige le fumeur à prendre son temps, un temps devenu aujourd’hui peu compatible avec nos rythmes de travail.

La pipe est universelle, dans l’espace comme dans le temps. Son règne s’étend (s’étendait ?) du Japon aux Amériques avec des variétés infinies. Cela passe par le redoutable narguilé, la chibouque chère à Monte-Cristo et le calumet des Sioux, authentique objet de culte. A défaut d’être éternelle, elle est aussi fort ancienne puisqu’on a retrouvé des pipes remontant à l’époque romaine. Qu’y fumait-on ? Nul n’a pu le dire, de même que nul ne peut dire si on la fumait alors pour le plaisir ou pour inhaler une quelconque médecine. Aux origines de la pipe il y a le mystère.

Pourtant, rien de plus simple que cet objet : dans ses versions les plus rudimentaires, il se limite au fourneau où brûlera le tabac et au tuyau par lequel la fumée ira jusqu’à la bouche du fumeur. A partir de ce principe, toutes les variations demeurent possibles, et toutes les alchimies.

Car la pipe n’est pas un simple outil à pétuner. Sa matière et sa forme importent à l’amateur. Sans parler des pipes orientales (qui appellent volontiers les substances illicites), il devra faire des choix parfois difficiles qu’il s’agisse de la matière – racine de bruyère, terre ou écume de mer – ou de la forme (tuyau droit ou courbe ?). Parfois il se laissera tenter par une forme peu classique ou par un fourneau sculpté à l’effigie d’un personnage historique.

Surtout, alors que le fourneau (l’athanor) est définitivement adopté, il convient de s’occuper de la matière première, ces feuilles séchées et coupées de façon particulière qui donneront naissance à la précieuse fumée. Là encore, la pipe se distingue de la banale cigarette et même du très raffiné cigare. L’adepte pourra choisir un tabac déjà conditionné ou élaborer lui-même son mélange, dosant subtilement le latakieh, le burley et le virginie. Puis il devra bourrer et allumer sa pipe avec encore plus de soin avant que les parfums et les goûts ne se répondent à l’abri de son nuage bleuté. Car la pipe est un art.

C’est peut-être pour cela d’ailleurs qu’elle hante la littérature. On n’imagine pas Maigret sans sa pipe et encore moins Sherlock Holmes (qui, contrairement au cliché habituel, est censé fumer des pipes en terre à tuyau droit). Dans la nouvelle intitulée La Ligue des rouquins (The Red-Headed League), ce dernier parle de l’énigme en cours comme d’un « three pipe problem » (un problème pour trois pipes), comme si la pipe était une voie, au sens quasi mystique du terme, un moyen d’atteindre une réalité cachée.

Et puis il y a les autres : des philosophes comme Jean-Paul Sartre, des chanteurs comme Brassens (qui consacrera d’ailleurs un couplet d’Auprès de mon arbre à sa vieille pipe en bois). Baudelaire fait dire à la pipe du poète : « J’enlace et je berce son âme / Dans le réseau mobile et bleu / Qui monte de ma bouche en feu / Et je roule un puissant dictame / Qui charme son cœur et guérit / De ses fatigues son esprit. » Détectives, poètes et philosophes, tous ont en commun la recherche de la vérité, non pas d’une vérité transitoire, mais de quelque chose qui se joue et s’élabore au-delà des apparences et de l’instant, cet instant qui reste le domaine de la cigarette. La pipe (également chérie des marins) reste le privilège de ceux qui regardent plus loin, « par delà les éthers, / par delà les confins des sphères étoilées » (pour citer toujours Baudelaire).

C’est sans doute pour cela qu’on ne devrait pas s’en débarrasser si facilement. 

Jean-Michel Diard

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