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O.N.G. - Extrême-orient(é)
2 janvier 2013

L’esprit des choses : la plaque

rue-en-contre-jour

Un beau matin, il a sonné à la barrière qui donne sur le chemin et on l’a laissé entrer dans la maison. On ne s’est pas méfié: après tout, il portait le badge de la commune. Et puis il n’avait pas vraiment l’air méchant au con traire: ce qu’il tenait à la main ressemblait presque à un cadeau.

Pour lui, c’était d’ailleurs certainement un véritable cadeau. Ce petit rectangle de tôle émaillée, cela voulait dire que le facteur trouverait plus vite l’adresse, et que, enfin, on ne s’égarerait plus. Simplement, on n’a pas compris, du moins pas tout de suite, ce que veut dire le petit rectangle métallique sous ses aspects bénins: il signifie que le piège s’est refermé, que la ville réclame son dû. La campagne n’est plus tout à fait la campagne.

Bien entendu, on peut présenter la chose comme un progrès, du moins pour la Poste. La distribution du courrier en sera plus efficace, rationnelle. La plus petite route, le moindre chemin n’échappent plus à la vigilance administrative pour notre plus grande sécurité. Gendarmes et agents administratifs profiteront, eux aussi, de ce progrès obligatoire et, bien entendu, laïc. On vous demandera juste d’oublier un peu les vieux noms de lieux-dits au profit d’une nouvelle toponymie plus politiquement correcte et plus neutre, plus citoyenne enfin. La Noue au duc doit alors céder la place à la rue de la Diversité (ou des Thuyas fleuris).

La plaque de numérotation est donc signe, et même preuve, d’urbanisation. Votre immeuble ou votre maison se retrouvent désormais répertoriés au regard de la loi et du fisc. Du reste, la numérotation des voies est pratiquement obligatoire dans les communes de plus de 2000 habitants (le seuil fatidique à partir duquel un village devient ville) où elle constitue un « moyen d’ordre et de police générale ». Le maire peut suivre le modèle le plus courant, dit « séquentiel » (les numéros se suivent) ou adopter la numérotation « métrique », les numéros indiquant alors les distances entre les bâtiments. D’autres systèmes plus compliqués peuvent s’appliquer, avec des résultats variables. Essayez donc de retrouver une adresse à Tokyo !

Pourtant, la plaque de numérotation est une invention relativement récente. Jadis, il suffisait de dire qu’on habitait rue de l’Homme armé, près de la fontaine ou rue du Chat qui pêche, à l’enseigne de la cloche. Cela ne manquait pas de pittoresque, voire de poésie, mais ne facilitait guère la tâche des administrations. C’est vers le XVIe siècle que l’on pensa pour la première fois à numéroter les maisons, mais les premières tentatives remontent à la fin du règne de Louis XVI, et aux années qui suivirent. En fait, la plaque de numérotation n’est pas encore inventée: on se contente de graver le numéro sur la façade.

Sous la Révolution, à Paris, le système adopté préfigure Kafka. La numérotation dépend des sections de sans-culottes. Le résultat est une réjouissante pagaille avec des rues qui comportent plusieurs fois le même numéro (3 numéros 16 rue Saint-Martin!), tandis que des séries se poursuivent sur plusieurs rues avec des nombres astronomiques. C’était pourtant l’époque de la déesse Raison…

Il faut attendre Napoléon, esprit systématique s’il en fut, pour voir arriver, en 1805, le système toujours en usage aujourd’hui, et copié un peu partout en France, en Europe, et même sur d’autres continents. Pour la capitale, les rues parallèles à la Seine sont numérotées d’amont en aval, tandis que pour les rues perpendiculaires, la numérotation part du fleuve.

C’est alors aussi qu’apparaissent les premières vraies plaques, d’abord noires sur fond ocre à Paris, avant de devenir blanches sur fond bleu, et de le rester. Quant au matériau, il a varié de la porcelaine émaillée à la tôle que nous connaissons bien. Parfois même, certains numéros sont encore sculptés. Et puis il y a les infinies variations de couleurs et de matériaux. Mais, quelle que soit la couleur ou le matériau, c’est toujours la ville qui pose sa griffe sur la maison au bout du chemin. Elle attend son heure, le moment où champs et prés seront éventrés pour enraciner d’autres maisons, d’autres immeubles. 

Jean-Michel Diard

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