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O.N.G. - Extrême-orient(é)
19 juin 2008

Visite de la citadelle de Hue (en 1938 !)

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_ Regardez là bas, me dit Servaise, de l'autre coté de l'eau, c'est la citadelle. Les palais, comme à Pékin que vous connaissez, je sais, sont trois fois gardés par trois enceintes concentriques. La rivière entoure la citadelle et constitue sa première douve. Nous passons sous une imposante porte chinoise polychrome coiffée d'un toit de pagode. Des kilomètres de murailles interrompues par des portes semblables entourent la citadelle.
_ C'est curieux, dis-je, à quel point tout cela me rappelle la cité interdite.. Un Pékin en miniature, mais déformé... Ca par exemple !..

A peine la porte franchie, cette exclamation m'est arrachée par une avenue voûtée, aromatique, au sol sablé. Elle est bordée de maisons à étage, au toit retroussé. Dans les jardins, des arbres tordus offrent leurs larges feuilles vernies et les flamboyants arborent de grosses fleurs pourpres.

_ En tout cas, dis-je, contemplant l'avenue surpeuplée, cette première enceinte est une vraie ville, et il n'y a pas un européen.
_ C'est que nous ne sommes pas chez nous à l'intérieur de ces murailles, m'explique mon compagnon, encore qu'elles aient été élevés vers 1800, selon les plans d'un Français, Olivier de Puymanel.. Vous connaissez l'histoire des palais ?
_ Non. Il y a une histoire ?
_ Bien annamite. Lorsque l'empereur Gia-Long, grâce à nos troupes, récupéra sa capitale, son premier soin fut de la reconstruire et de bâtir les  palais. Gia Long ne connaissait pas Pékin, vous pensez bien, mais depuis tant de siècles les princes de l'Annam recevaient en gage de vassalité le sceau impérial de la Chine, depuis si longtemps l'écriture et la culture ici étaient chinoises, que tout ce qui se referait à la puissance des Fils du ciel gardait aux yeux des Annamites une inégalable prestige.
_ Et alors, dis-je, ils se sont inspirés des palais de Pékin ?
_ Non, mais de ce qu'ils croyaient être les palais de Pékin. Des voyageurs d'Annam en arrivaient ; un architecte, je crois, était parmi eux. Ils ont reconstitué de mémoire des maquettes qui enchantèrent d'autant plus l'empereur que tout en étant chinoises, elles restaient singulièrement annamites. En d'autres termes, une interprétation locale du style chinois ... Tenez, voici la seconde enceinte : chinoise, n'est ce pas ?
_ Ah ! oui, dis-je, retrouvant, roses et mauves de lotus, les douves du Pei-Hai.

Mais je n'ai pas dit ces mots que déjà je les regrette. Sans doute, elles sont chinoises, ces grandes portes étincelantes où veillent des hallebardiers rouges ; mais la matière des arcs et des porches me déconcerte. Ils sont revêtus de porcelaine, de verre, de morceaux de bouteilles concassés, de faïence. Et tout cela, qui est rose, vert, bleu, mauve, jaune, a pour sujets des perroquets, des paons, des fleurs, des plantes, des petits vases qui semblent en jade. Cela rappellent un peu ces décors chinois faits en France au XVIIIe siècle. C'est plein de charme, exquis...

Et soudain, c'est vraiment la Chine avec, commandant la troisième muraille, la magnifique porte monumentale de Ngo-Mon, et des pavillons rouge et or sous des toits cornus. Mais c'est moins l'architecture qui me sollicite que le spectacle. Nous descendons d'auto parmi des serviteurs costumés et devant une troupe brillante que précédent deux graves ministres vêtus comme des papillons. Le cortège se met en route et à pied, entre deux haies de soldats de laque rouge et à pied, traverse le pont chinois qui mène à la cour d'honneur.

Caparaçonnés, des éléphants de parade l'encerclent, peints comme des temples bouddhiques. Ils sont une dizaine, posés là comme des blocs de granit et paraissent conscients de leur rôle solennel. Seules, leurs oreilles remuent, les éventant comme des pankhas, et leur longs yeux stylisés peints sous leurs petits yeux perspicaces semblent contempler la foule des mandarins dont les costumes diaprès changent l'esplanade en parterre. Singulier contraste entre cette évocation hindoue et ce palais mongo où nous pénétrons à présent dans la salle d'audience !

Les mandarins nous suivent. C'est l'une des innovations du nouveau régime. Autrefois, ils auraient attendu dans la cour, même sous la pluie.

Dans l'immense vaisseau laqué or et rouge, je ne perçois rien, tout d'abord, qu'une forêt de colonnes, quatre-vingt, parait il. Pas de siège et pas de meubles, sauf un gigantesque brûle parfums en cuivre et de pures lanternes chinoises.

Les mandarins se sont groupés des deux cotés de la vaste enceinte. La fantaisie de leurs soies brodées n'a rien à envier aux faïences qui scintillent sur les murailles ou les arcs polychromes. Mais je suis trop averti du protocole d'Extrême-Orient pour attribuer le choix des couleurs à une préférence personnelle. Ce bleu de ciel, ce vieux cuivre, ce vert mandarinal, ce pourpre, ce bleu de jade des tuniques ou des tunicelles sont l'indice d'un grade civil ou militaire. De même, ces animaux rituels brodés sur les poitrines.

Tandis que les chambellans nous rangent au pied du trône qui m'est à demi caché par les colonnes [...], je m'amuse à déchiffrer ces curieuses broderies : des licornes, des argus, des lions, des paons, des tigres, des oies, des ours, des faisons blancs, des hérons, de tout petits tigres, d'étranges oiseaux d'eau... Voici un hippopotames, une caille...

Je ne vois pas tout de suite l'Empereur. J'aperçois, sur un triple gradin de laque et de dorures, une trône d'or sous un dais de soie jaune. Celui ci représente le ciel avec, au milieu, le soleil et un dragon violet qui tord ses écailles parmi les nuages. Tout cela est dans une ombre lumineuse et comme poudré par un dansant rayon de soleil. Maintenant, je distingue mieux. L'empereur est là, en effet, en robe de soie jaune d'or, brodée d'un dragon d'or; à ce point incrusté dans son trône et figé dans sa robe hiératique qu'il se confond avec tous les ors du dais. Il porte une curieuse tiare de crin jaune d'où s'égouttent des diamants. Son immobilisme est impressionnant, il a l'air d'un jeune dieu d'or.

Le discours du gouverneur général achevé, l'idole se lève et parle à son tour dans un français impeccable sans aucun accent. Puis l'empereur, lentement, très lentement, descend les marches du trône et traverse la salle. Son visage qui pas une fois n'a souri demeure hermétique. Ses yeux mêmes ne cillent pas : ainsi le veut l'étiquette.

Sur l'esplanade, un palanquin de laque rouge, porté  par des laquais rouges, s'est arrêté. Un serviteur maintient une grande ombrelle d'or. L'empereur monte dans la chaise qui seuls le gouvernement général, le résident supérieur et le secrétaire général de l'Indochine sont admis à accompagner, afin de présenter leurs hommages à l'impératrice et aux reines mères. Et, suivie de ses musiciens costumés, de l'ombrelle d'or et de hallebardiers, l'idole impassible s'éloigne, balancée.

Francis de Croisset, La Côte de Jade (1938)

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