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O.N.G. - Extrême-orient(é)
24 mai 2012

La lente agonie de la guerilla Karen

warartinset3

« Qui sont ces Ingouches ? Tous ces morcellements sont bien ennuyeux. Alors que nous, on abaisse les barrières économiques, les stupides ethnies se dressent des barrières nationales ». John Le Carré, Notre jeu.

Les combattants karens mènent depuis 1949 une des plus vieilles guérillas du monde contre la junte birmane dans les montagnes et les forêts aux frontières de la Birmanie et de la Thaïlande. Cette région est une « zone grise », selon la définition de Rufin : « Une région confrontée à des crises sans fin, s'enfonçant dans des zones de non-droit » ; d'autres analystes évoquent un type de « conflit purulent ». Les Karens réclament une autonomie au sein d'une large fédération démocratique, qui regrouperait les Birmans, et les nombreuses minorités de la frontière (près de 35% de la population totale du pays). Projet politique porté également par le Prix Nobel de la Paix Aaung Saung Suu Kyi.

La résistance opiniâtre et organisée de la Karen National Liberation Army (KNLA) - branche militaire de la résistance - repoussait chaque année les assauts de Tatmadaw, l'armée birmane, instaurant un statu quo territorial. Mais à partir de 1988, formés et équipés par la Chine, Tatmadaw intensifie ses offensives et ne perd plus à la saison des pluies le terrain perdu à la saison sèche.

Elle peut alors appliquer la stratégie de contre-guérilla, dite des « quatre coupes » : couper les approvisionnements, les liens entre la guérilla et le peuple, éliminer les têtes de la résistance et empêcher ses ressources financières. Face aux offensives de plus en plus importantes, on assiste aux premiers exodes des populations, fuyant une politique de terreur sciemment orchestrée par la junte. Quittant leurs villages incendiés, les rivière minées, fuyant pour échapper aux razzias de l'armée birmane raflant femmes et enfants, les villageois se terrent dans la jungle ou traversent la frontière pour s'entasser dans les camps de réfugiés où ils seraient fin 2009 plus de 180 000.

En plus de ces violentes offensives, le MI25 - service secret birman - appliquant le principe de Sun Tsu « l'art de la guerre c'est soumettre l'ennemi sans combat », exacerbera les tensions entre combattants bouddhistes et commandement chrétien, pour diviser la résistance. Une minorité bouddhiste ralliera la junte, livrant les plans de champs de mines entourant Manerplaw, symbole du pouvoir de la Karen National Union (KNU), branche politique de la Résistance. Après de multiples échecs militaires, c'est par la ruse et les dissensions que la junte s'emparera de cette place forte, capitale d'un État rêvé, le Kawtooleï, symbole du pouvoir politique de la KNU.

La DBKA (armée démocratique des Karens bouddhistes) deviendra alors, avec cette scission, la milice karen de la junte et son bras armé. Elle sera responsable d'assassinats de membres politiques de la KNU et de plusieurs attaques de camps de réfugiés en Thaïlande. L'Observatoire des Drogues signale que la DBKA, en lien avec le MI25, est responsable de la protection des nombreux camps de production de drogue de Ya Baa (méthamphétamines) ; comprimés qui inondent le marché thaïlandais.

A la fin des années 90, faisant taire leurs dissensions multiséculaires, la Birmanie et la Thaïlande opèrent un rapprochement pour résoudre leurs problèmes énergétiques, avec
l'exploitation d'un champ gazier et la réalisation d'un gazoduc de la mer d'Andaman jusqu'à Bangkok. L'entreprise française Total est majoritaire dans ce projet. Malgré les dénégations de l'entreprise et son souci affiché des Droits de l'Homme, Tatmadaw, pour faciliter le passage dans une région peuplée majoritairement de Karens, a pratiqué une et de la terre brûlée pour chasser la population. La Thaïlande devient alors le premier partenaire commercial de Rangoon avant la Chine. La guérilla sera la victime de ce rapprochement, perdant le sanctuaire qu'avait toujours été pour elle le territoire thaïlandais. De plus, Bangkok, face à l'afflux incessant des réfugiés, décide de fermer ses frontières, préférant les renvoyer en Birmanie, en les livrant à l'armée, les condamnant à l'esclavage ou à une mort certaine.

Avec la chute de Mannerplaw, puis année après année de ses dernières places fortes, la KNLA devra abandonner la guerre de position pour une stratégie de guérilla classique. Des petits groupes mobiles montent des opérations d'infiltration, de harcèlement, d'embuscade, sur les lignes arrières, de coups de mains pour desserrer l'étau sur les populations. Puis se replient dans des zones dispersées, évitant les nombreux camps militaires qui quadrillent dorénavant les zones occupées, pour empêcher le retour des populations et entraver les déplacements de la guérilla. Ces techniques commandos leur ont été enseignées par de nombreux volontaires étrangers, notamment des Français ; deux y trouveront la mort. Le Colonel Nerdah Mya, fils du Général Bo Mya, reconnaissait en 2006 devant des journalistes, la présence de combattants français.

En plus des offensives incessantes d'une armée birmane de plus en plus puissante (400 000 hommes) et la scission avec certains combattants bouddhistes, la guérilla devra affronter de nouveaux et graves problèmes internes. De jeunes officiers contesteront le poids d'une société hiérarchisée et conservatrice, l'hégémonie et la corruption de certains responsables historiques refusant toute capitulation, tout compromis ; la hiérarchie de la KNLU ayant rejeté à plusieurs reprises les accords de paix proposés par la junte. Lassés par des décennies de combat, plusieurs commandants ont signé des cessez-le-feu entraînant la reddition de plusieurs centaines d'hommes. La KNLA, affaiblie, manquant de cadres, formée de soldats de plus en plus jeunes et inexpérimentés, ne pourra résister longtemps aux coups de boutoir birmans, ne pouvant plus qu'assurer avec difficultés la protection des civils.

La KNLA ne contrôlerait plus actuellement que quelques bases le long de la frontière, et ne pourra, exsangue, empêcher la construction prochaine de quatre barrages hydro-électriques, chargés de fournir Bangkok en électricité, ne submergeant délibérément que les terres karens. Le Times prédisait en mars 2009 la fin de la guérilla. Rien ne semble plus s'opposer à la myanmarisation forcée, à l'assimilation, à l'absorption ou à l'anéantissement par un nettoyage ethnique planifié.

Cette situation sans issue conduira-t-elle certains cadres à se tourner vers le trafic d'opium pour pouvoir équiper les derniers combattants ? Ou à organiser des actions terroristes médiatisées, seule solution pour que l'opinion internationale prenne conscience de leurs six décennies de lutte ? C'est peu probable car la rigueur morale karen a toujours érigé en dogme le refus de ces deux tentations. Ne reste-t-il plus aux réfugiés qui croupissent dans les camps, à la population qui se terre dans la jungle, qu'à espérer l'arrivée de nouveaux combattants mystiques aux pouvoirs surnaturels à l'instar de ces jumeaux de 9 ans, Johnny et Luther Htoo, qui un jour surgissant de la forêt regroupèrent sous la bannière de « l'Armée de Dieu » plus d'une centaine d'hommes. Leur épopée s'achèvera tragiquement lors de la prise d'otages de l'hôpital de Ratchaburi. Peut-être un rapprochement avec
d'autres minorités ethniques constituerait-il la solution pour contourner la puissance militaire birmane.

La junte, en vue de préparer les élections de 2010, a tenté pour se donner un vernis démocratique, de désarmer les principaux groupes ethniques. De violentes offensives se sont déroulées en juin 2009, l'une en territoire karen et l'autre contre les Kookangs, minorité sinisante du Nord Est. Des offensives similaires seraient en préparation contre les Was. Les accords de cessez-le-feu signés il y a 20 ans entre les généraux et douze des quinze groupes ethniques (seuls les Karens, les Chans et certains Karennis refusèrent) semblent voler en éclat par endroits, une alliance entre certaines factions paraît dorénavant possible. Fin 2010, la 5ème Brigade de la DBKA refusant d'intégrer les gardes-frontières birmans, malgré les injonctions de la junte, a rejoint la KNLA avec plusieurs centaines de combattants. Les derniers combattants karens, refusant tout compromis, acculés dans un territoire de plus en plus étroit, se remémoreront-ils peut-être le testament de Saw A U Gyi, chef historique de la rébellion karen : « Pour nous la reddition est hors de question. La reconnaissance de l'État karen doit être réalisée. Nous garderons nos armes. Nous déciderons de notre destin politique ».

Par Yann Saint-Lazare

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Commentaires
C
J'ai lu, la première fois, cet article sur www.terra-ignota.fr. Il est bon de voir que les karens ne sont pas oubliés. Merci.
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