Charme Oriental
J'aime cette gigantesque ville du Sud
surpeuplée, ses vieux et imposants gratte-ciel, ses innombrables rues
commerçantes grouillants d'activité, ses habitants, petits, maigres,
industrieux; les pépiements de leur dialecte me donne l'impression
d'être à l'étranger. Cela ne me coupe pas entièrement de la ville dans
laquelle je suis habitué à vivre, mais établis quand même, subitement,
une certaine distance. Je suis un touriste, un spectateur, voyageant à
l'écart des passions de dix millions de personnes. Comme je ne
comprends pas la langue des gens d'ici, cela m'évite d'avoir à faire la
conversation; les railleries, les injures, les sarcasmes ne parviennent
pas à mes oreilles: j'en suis très content. La nuit, je m'endors,
paisiblement dans une chambre noire d'encre d'un hôtel souterrain, au
milieu des ronflements de mes voisins.
Mêlé à la foule, je passe
devant les riches vitrines des magasins faiblement éclairées; je
regarde tout, n'achète rien et vais jusqu'au bord du fleuve. Sur les
quais, dans les hurlements des sirènes se pressent d'innombrables
bateaux à vapeur. Il fait sombre; je monte à bord d'un élégant bateau
de tourisme, entièrement illuminé: il doit lever l'ancre dans la nuit
pour une petite île appelée "le Pays-du-Bouddha" dans la mer de l'est.
Wang Shuo - Feu et Glace