La Chine consolide les marches de son empire
Le Tibet et le Xinjiang sont deux régions de la Chine hautement stratégiques. C’est pourquoi la main de l’étranger n’est pas innocente dans les revendications séparatistes dont elles sont le théâtre. C’est aussi pourquoi Pékin y conduit une politique de colonisation systématique.
Cet empire-milieu du monde, à la fois ethnie et civilisation, est une dynamique de peuplement, celle des Han, sur des territoires sans cesse extensibles, au moins jusqu’aux frontières d’autres civilisations sédentaires. Dans son Histoire de la Chine, René Grousset comparait la construction territoriale de la Chine à celle du Canada et des États-Unis en ce qu’elle était aussi l’histoire de la conquête d’immenses territoires vierges « par un peuple de laboureurs qui ne trouvèrent devant eux que de pauvres populations semi-nomades ». Commencé aux confins du loess et de la Grande Plaine aux alentours du IIe millénaire avant J.-C., le processus colonial se poursuit encore aujourd’hui dans les marches de la Chine : au Tibet, dans les déserts du Turkestan chinois (Xinjiang), dans l’Extrême-Orient russe (la sinisation venant ici pallier l’effondrement de la dynamique coloniale russe) et jusque dans les terres « barbares » par l’établissement de colonies de peuplement en Europe, en Amérique, en Afrique subsaharienne. Telle la colonisation romaine, l’avancée chinoise procède, au Xinjiang comme au Tibet, par l’établissement de paysans soldats, cultivant les terres conquises et prenant femme sur place. Les coûts d’occupation sont ainsi réduits, la zone conquise assurée par un maillage redoutable de soldats pionniers, les autochtones remplacés par captation de leurs reproductrices. Ailleurs, ce sont des colonies marchandes qui s’établissent et s’accroissent à une vitesse vertigineuse. Entouré des plus hautes montagnes du monde, le plateau tibétain (situé entre 4000 et 5 000m d’altitude et sur plus d’un million de km2 pour la seule région autonome du Tibet) est le château d’eau de la Chine ; il est la source de deux grands fleuves nourriciers, le fleuve Jaune et le Yangzi. Poste d’observation idéal de la Chine et de l’Inde, il offre un avantage stratégique à ceux qui le contrôlent.
Le Tibet a rarement été souverain dans son histoire. Ce n’est qu’entre les VIIe et IXe siècles qu’il pose problème à l’Empire chinois, lorsque ses guerriers fondent sur l’ouest (Pamir), sur l’est (Yunnan), sur le nord (Tarim). S’il n’a été qu’épisodiquement souverain, c’est parce que les Tibétains (dont la langue, l’écriture et le modèle théocratique sont hérités de l’Inde) ont toujours été divisés et que la théocratie des moines les a affaiblis. Installé à Lhassa, le dalaï-lama, souverain politico-religieux, ne contrôlait ni les franges musulmanes de l’ouest du Tibet, ni le sud dominé par des rajahs indiens. Cette faiblesse du système politique intérieur explique que les Tibétains aient régulièrement cherché protection auprès des Chinois et que l’aristocratie tibétaine ait tissé des liens avec les dynasties impériales chinoises. À la fin du XVIIIe siècle, la Chine des Qing avait atteint une influence maximale, en protégeant notamment le Tibet du Népal. Jusqu’à ce que les Britanniques fassent irruption dans la région, les Chinois se sont contentés de leur suzeraineté sur le Tibet, laquelle découlait naturellement de la demande de protection de leurs vassaux. Après leur contrôle du Sikkim, les Britanniques reconnurent cependant cette suzeraineté (convention tibéto-birmane de 1886). Mais, intéressés par le commerce tibétain, les Britanniques contribuèrent (en sous-main et depuis l’Inde) à renforcer le nationalisme tibétain. En 1947, à la fin de l’Empire britannique des Indes et au début de la guerre froide, les Américains prirent le relais des Britanniques. Le Tibet devint alors un enjeu stratégique majeur dans la compétition entre la République populaire de Chine (créée en 1949), l’Inde et les États-Unis. Dès 1951 (au moment de la guerre de Corée), la CIA mène des opérations au Tibet et entraîne les séparatistes tibétains à la lutte armée contre les autorités chinoises. C’est l’ingérence américaine qui devait alors conduire Pékin à passer d’une logique d’administration indirecte (suzeraineté traditionnelle) à une logique plus directe et répressive. Le soutien américain ne cessera jamais : arracher le Tibet à la Chine constitue l’un des objectifs de la politique asiatique des États-Unis. Mais, pour Pékin, un Tibet indépendant, allié des États-Unis, et où seraient déployés missiles et radars américains, est évidemment inacceptable.
En 2003, l’Inde reconnaît la souveraineté de la Chine sur le Tibet (en échange de la reconnaissance de sa souveraineté sur le Sikkim). Cette perte de la « carte indienne » force les séparatistes tibétains à négocier avec Pékin. À partir de septembre 2004, des négociations sont ouvertes entre les émissaires du dalaï-lama et le gouvernement central chinois. Mais, en 2008, de nouveaux troubles agitent la capitale Lhassa. Une campagne médiatique antichinoise se développe dans le monde occidental qui coïncide avec l’approche des Jeux olympiques de Pékin. Depuis, la situation est sous contrôle.
Aymeric Chauprade - Chronique du choc des civilisations (édition 2011)