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O.N.G. - Extrême-orient(é)
18 septembre 2014

Carnets du voyage en Chine

Sans titre

Carnets du voyage en Chine s’offre comme le palimpseste de cet article. Un journal de voyage, des notes prises chaque jour, de l’avion pour Pékin à celui du retour à Paris, des fragments de pensées, des ébauches, des impressions. Jusqu’ici inédits, ils livrent une pensée en mouvement, un flux de notations, de dessins crayonnés, de parenthèses et paragraphes entre crochets. Barthes y déroule, jour après jour, sa découverte de la Chine, son approche d’un pays, de ses couleurs, de son peuple « adorable » pour autant qu’il puisse en juger, tant le parcours est muré par les « briques » d’un discours politique rodé et sans faille. La lassitude domine, rapidement une certaine déception, l’énervement provoqué par l’ami Sollers – « le seul pour lequel il m’aura fallu de la patience », 29 avril – la fatigue se traduisent, physiquement, par des insomnies et des migraines. La Chine ne dépayse pas. La remarque est récurrente, en filigrane dès le voyage :

« Avion : ça veut dire : poireauter, être immobile, ne pas voyager » (11 avril) Elle se poursuit tout au long des carnets : les paysages chinois ressemblent à la France, à ses allées de platanes. On se croirait en Beauce. « Vérité du voyage : la Chine n’est pas dépaysante », « nullement exotique, nullement dépaysant. Nous ne sommes pas en Asie, dès le début » (18 avril), « Et toujours cette absence incroyable de dépaysement » (22 avril). Comment peut-il être autrement quand l’Agence évite tout contact libre avec les Chinois, que l’on se retrouve au spectacle, au restaurant, avec les Européens ? Jusqu’au constat terrible : « J’en ai plein le dos (y compris des conversations entre nous) » (25 avril). C’est en définitive un voyage en lui-même que mène Roland Barthes : « Je sens que je ne pourrai les éclairer en rien - mais seulement nous éclairer à partir d’eux. Donc, ce qui est à écrire, ce n’est pas Alors, la Chine ? mais Alors, la France ? » (14 avril) Barthes se replie, reste souvent seul, lit Bouvard et Pécuchet, se sent presque transparent : « comme ils vous regardent intensément ! Intensité de curiosité fascinante, incroyable, dans le regard. C’est que ce regard s’adresse en vous ni à la personne, ni même au corps en tant qu’éros, mais abstraitement et essentiellement à l’espèce : je suis dépossédé de mon corps au profit de mon germen » (25 avril). Corps transparent, pays traversé tels des « passe-murailles : nous traversons les murs des gares, des hôtels, des usines, sans jamais un arrêt, une formalité, une vérification » (24 avril).

Mais cette transparence n’est que l’autre nom de l’absence de liberté, tout est balisé, du parcours au discours : « le fait incontestable : le verrouillage complet de l’information, de toute l’information, de la politique au sexe » (29 avril). Le voyage se fait dans le manque (« ce dont je suis dépossédé : de café, de salade, de flirt »). Dans l’absence d’érotisme, de vie des sens (« aucun mouvement du sexe » depuis le début du voyage, 29 avril), d’idée même de ce qu’est la sexualité en Chine : « Et avec tout ça, je n’aurai pas vu le kiki d’un seul Chinois. Or que connaître d’un peuple, si on ne connaît pas son sexe ? » (23 avril). Que reste-t-il alors à faire ? prendre des notes, longues, circonstanciées, pendant les discours politiques, culturels, constater que si les éléments combinatoires de notre langage sont des mots, ceux des interprètes c’est « la taille au-dessus : les briques » (26 avril), et filer, comme une litanie, des notations obsessionnelles : le thé (souvent décevant), les thermos, les platanes, les mains, les enfants, les vêtements, les coiffures, les « briques », encore. Et Mao « logothète », fondateur de langue, une langue fermée, idéologique. « On ne sait rien, je ne saurai jamais rien: qui est le garçon à côté de moi ? Que fait-il dans la journée ? Comment est sa chambre ? Que pense-t-il ? Quelle est sa vie sexuelle ? etc. ». C’est de son rapport même à la langue dont Barthes est dépossédé :

« Toutes ces notes attesteront sans doute, la faillite, en ce pays de mon écriture » (18 avril), « depuis huit jours, je ne suis pas en épanouissement d’écriture, en jouissance d’écriture. Sec, stérile » (19 avril). Ce que comprend Barthes en Chine – et c’est aussi en cela que ces Carnets sont envoûtants – c’est son rapport essentiel à la liberté. La nécessité de la surprise. Or le parcours balisé par l’agence ne laisse aucune liberté de mouvement ou même de vue. Il faudrait un regard qui ne soit ni celui de l’intérieur que leur imposent les Chinois, ni le regard de l’extérieur du touriste, mais un « regard qui louche » (3 mai), qui permette l'évènement : « Nous rentrons à pied, lentement, par des ruelles. Cela change tout ; c’est la première fois que nous voyons des rues librement. […] Enfin, comme un érotisme possible » (2 mai). Le voyage organisé en Chine n’a pas la "souplesse" indispensable à la pensée de Barthes*. La Chine, ainsi parcourue, balisée, est la confirmation de sa résistance au fixe, qu’il soit cliché, stéréotype (« brique »), idéologie. Barthes aime la surprise, le surgissement. C’est pourquoi ces carnets n’auraient pu avoir d’existence autre que fragmentaire. Les notes sont les signes de la « montée de la nausée anti-stéréotype » (15 avril), seule manière de conserver une forme d’épars, de morcelé, d’absence de construction. Elles permettent de rester dans le fugace, l’émerveillement d’un sourire croisé, d’un plat, d’un cigare, enfin, de fleurs dans un parc. Dans le transitoire. Le non figé. Comme de balayer d’un « etc. (j’en ai marre) » une longue tirade idéologique. « Alors, la Chine ? »

Les Carnets témoignent qu’elle aura été pour Barthes une mise à nu, sans érotisme ; la mise à mal du mythe maoïste de la Chine populaire – cette Chine-là est un trompe l’œil, un discours – comme le malaise d’un homme auquel la Doxa donne la nausée. « Ouf ! » écrit-il, quand l’avion décolle.

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