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O.N.G. - Extrême-orient(é)
2 juin 2014

L'esprit des choses : Le vase

Sans titre

On pourrait le croire inutile, voire superfétatoire. Il ne participe à aucune fonction vitale, nourriture, sommeil ou respiration; le plus souvent, on ne lui demande que d’être là, de « faire joli ». Pourtant, l’intérieur le plus humble s’en passerait difficilement. On le retrouve dans toutes les grandes civilisations et à toutes les époques. Mieux encore, il a inspiré une multitude d’artisans et d’artistes qui, bien souvent, l’ont transformé en objet précieux ou en ont fait une authentique merveille. Le vase peut être chinois (d’époque Ming comme il se doit), en cristal de Baccarat, en porcelaine de Sèvres ou atteindre des sommets dans l’horreur et le mauvais goût. Peu importe d’ailleurs. Il lui suffit de trôner sur une table ou une cheminée, rempli de quelques fleurs, pour donner à une pièce de la maison ce qui pourrait ressembler à une âme. Parfois, en raison de ses formes disgracieuses ou démodées, on le conserve pieusement au grenier comme le dernier souvenir d’un parent ou d’un ami disparu. Il n’y a pas que des fleurs dans un vase. Cet attachement de l’humanité pour le vase a quelque chose de mystérieux ou au moins d’étrange. D’autres récipients sont apparus au cours des siècles et se sont effacés: on ne fabrique plus d’amphores ni de cratères. Le vase, lui est resté. Simplement, ses usages n’ont cessé d’évoluer, du plus noble au plus humble: l’Antiquité l’a vu chargé d’offrandes et de parfums, nos arrière-grands-parents ont connu le « vase de nuit. » Aujourd’hui, il est réservé aux bouquets. Nous avons oublié ce vase « plein de lait » offert en obsèques par Ronsardà sa bien aimée Marie.

Mais le vase raconte d’abord une histoire, même celui que vous avez gagné lors d’une fête foraine. Des figurines rouges sur fond noir nous disent que celui-ci fut réalisé en Attique après l’année 520 après Jésus-Christ, tel autre nous rappelle les fastes de la monarchie française. Et puis il y a ces énormes vases chinois restés deux siècles au fond de la mer et qu’Alexandre Dumas a imaginés pour son Comte de Monte-Cristo, chargés de lianes, de coraux et de coquillages. Plus loin dans le temps, on n’aura garde d’oublier ce fameux vase de Soissons que Clovis fit entrer dans l’histoire et dans les manuels scolaires de notre enfance. En somme, le vase serait d’abord un simple support passif. Confucius semble le croire lorsqu’il compare son disciple Zigong à « un vase de cérémonie orné de pierreries » (Entretiens, V, 3). Le compliment du maître chinois est ambigu. Zigong est certes destiné à un emploi noble mais il demeure « un ustensile destiné à un seul usage »et non un « homme de bien ». Le vase n’est finalement qu’un accessoire quand bien même il se révèle le plus prestigieux des objets sacrés. Cet accessoire est d’autant plus inquiétant qu’il est vulnérable.

Un faux mouvement, une mauvaise manipulation suffisent à le briser ou du moins à l’endommager à tout jamais. On peut le réparer, le reconstruire patiemment à la manière des archéologues, mais la cicatrice demeure bien visible. Parfois la fêlure est légère, presque imperceptible, mais elle ne demande alors qu’à s’agrandir comme celle du vase de Sully Prudhomme: « Mais la légère meurtrissure, / Mordant le cristal chaque jour, / D’une marche invisible et sûre, /En a fait lentement le tour. » Elle est angoissante cette fragilité du vase. Histoire, rites et souvenirs, tout ce que nous y avons vu peut se retrouver insidieusement menacé. Cet objet qui peut défier le temps et traverser des millénaires nous rappelle que rien de ce qui est créé n’est à l’abri de la décrépitude, y compris ce que nous avons cru éternel alors qu’il ne s’agissait que d’antiquité. Un vase qui tombe en mille morceaux peut être un vrai crève-coeur; c’est toujours la fin d’une époque ou même d’un moment de notre vie. Quelques morceaux de porcelaine ou de cristal jonchant le sol nous rappellent que notre monde est voué lui aussi à la destruction. Il y a décidément beaucoup à mettre dans un vase.  Jean-Michel Diard

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