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O.N.G. - Extrême-orient(é)
9 avril 2014

Mystiques du vide, de lao Tseu à Maître Eckhart et au delà

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"Perth toujours, dimanche 3 août , dix heures moins le quart. La scotomanie est une drogue beaucoup  plus forte que l’anglo manie parce que c’est une passion qui n’a pas de frontières, parce qu’elle n’a pas d’objet, parce qu’elle porte sur du vide, parce que sa matière est le rien et l’au-delà du rien, le blanc de la carte, l’absence, le pas-là, l’ailleurs si j-y suis. Elle est liée à toutes les mystiques - mystiques du vide, de lao Tseu à Maître Eckhart et au delà -  surtout au-delà, au-delà, au-delà, toujours au-delà puisque on n‘en a jamais assez et que son principe même est le manque, le manque de manque, l’insatisfaction perpétuelle, le besoin de plus de rien, le désir fasciné de davantage d’absence encore. De la plage de Loch Laidon, curieusement aimable et sableuse, on contemple au sud cette énorme bouchée de néant, Rannoch Moor, la lande de Rannoch, qui s’achève en une ligne de montagnes désertes, bien sûr. Mais justement elle ne s’achève pas. On sait bien qu’au-delà il y a plus de solitude encore (c’est à peine concevable), plus d’absence, plus de rien de modelé par la bruyère, velouté par la lumière, malaxé par les ciels, moiré par les eaux innombrables, incessamment pétri par le temps qu’il fait et qu’il n’a même pas le temps de faire : grands pans de soleil en oblique que les brumes errantes, blocs de charbon  suspendu, sables rose comme des chairs de femmes_ on a rêvé, ce n’est plus là. Pourtant ce n’est pas fini, ce n’est jamais fini, c’est nous qui sommes finis, ravagés de finitude, de manque de temps, de manque d’argent, de livres à rendre, de nuit qui vient : quand même on y consacrerait sa vie (et c’est tentant) on sait bien qu’on serait impuissant face à ce vide adorable ; terrible et toujours dérobé, auquel nous sommes aussi peu commensurable qu’à l’énormité des bibliothèques. Oh, bien sur, on peut tricher, on peut aller de l’autre côté, en voiture, en train (n’y a-t-il pas une gare ? C’est la gare de Rien) ou même en avion : on sait bien qu’on aura rien étreint, rien possédé, rien aimé, rien vu ; qu’un nuage qui passe fait de cette lande un autre monde.”

Renaud Camus, Rannoch Moor, Journal 2003)

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