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O.N.G. - Extrême-orient(é)
31 janvier 2014

Camarade, nos enfants comptent sur toi

Sans

La crise commencée en 2008 avec l'implosion de la bulle des subprimes n'est pas une crise ordinaire. Intuitivement, tous les observateurs l'ont compris. Quelque chose s'est déréglé dans notre monde, quelque chose qui gisait tout au fond de notre manière de vivre, de notre manière de produire, de notre manière de consommer - et même de notre manière de penser. Ce quelque chose qui vient de rompre, c'est notre foi dans le messianisme millénariste du Progrès. Depuis trois siècles, l'homme occidental s'était fait à l'idée qu'il n'avait pas besoin de Dieu, puisqu'il était son propre sauveur. L'humanité était le Messie de l'humanité : voilà ce que proclamait la religion nouvelle. Une religion entrée dans le monde catholique sur la pointe des pieds, avec Descartes. Une religion, aussi, qui avait fini par se substituer, partout, à l'antique croyance.

On rit parfois du Djoutché, cette assez ridicule idéologie nordcoréenne dont l'unique article est que l'homme peut transformer la nature indéfiniment. On a tort : sous des formes bien sûr plus sophistiquées, tous les systèmes contemporains sont appuyés sur ce postulat de toute-puissance humaine. La Chine a brisé la maison de Confucius et s'est convertie avec frénésie à la religion de la croissance. L'Inde éternelle, même l'Inde, s'est mise à penser l'avenir sous la forme d'une courbe ascendante. Toute l'humanité, progressivement, est entrée dans la communion naïve d'une nouvelle religion, bien moins rationnelle qu'elle ne le sem?le : la technoscience pour accomplir les miracles, la banque pour servir de temple à l'idole monétaire. Ultime idéologie, victorieuse sur les cadavres du jacobinisme, du libéralisme. classique, de la socialdémocratie, du communisme et du fascisme, le néolibéralisme monétariste conduisait l'humanité au Millenium, vers le Paradis terrestre, depuis longtemps perdu, et bientôt retrouvé.

Fausse promesse. Attention : piège. On aurait dû se méfier. Depuis quelques décennies, la façade du temple progressiste commençait à se fissurer ... Dès les années 70, de mauvais coucheurs avertissent : on ne peut pas développer un projet de croissance indéfinie dans un monde fini. On balaye leurs arguments : ils ne prennent pas en compte les perspectives scientifiques. Dans les années 80, l'effondrement de l'URSS, faisant suite à la catastrophe de Tchernobyl, donne à réfléchir à tous ceux qui le veulent bien : ainsi, les très grands systèmes sur-intégrés log1st1quement peuvent imploser d'un seul coup, une fois un certain seuil de fragilité dépassé? Là encore, on refuse de tirer les leçons de l'évène~ent: on préfère mettre l'implosion sur le dos de l'idéologie communiste, sans poser la question du principe de concentration et d'intégration, en lui-même. Dans les années 90, l'Occident s'enivre de son triomphe. Ce sont les années folles de la bulle Internet. Peu importe que le monde matériel humain soit fini : le capitalisme envahira des univers virtuels qu'il fabrique lui-même. Mais le rêve s'achève brutalement, quand le « modèle » introuvable de la « nouvelle économie » révèle sa nature profonde : un mirage, une illusion. S'il y eut une chute vertigineuse au tournent du millénaire, ce ne fut pas celle des tours jumelles, mais bien l'effondrement des espérances placées dans le virtualisme, porte de sortie des contradictions internes de plus en plus insurmontables d'un système capitaliste rendu fou par la confusion permanente entre la carte monétaire et le territoire économique.

On décida, une fois de plus, de ne rien voir, de ne rien savoir. Pour maintenir coûte que coûte l'illusion que l'utopie millénariste pouvait construire le sens de l'histoire, les oligarchies financières mirent le système économique sous perfusion, shootant littéralement l'économie des États-Unis avec de la dette, encore et encore. Ce fut une entreprise absurde, et qui en outre dénonçait toute l'absurdité de la machine sémantique produite par le monétarisme néolibéral parvenu à maturité... Cette absurdité ne pouvait avoir qu'un temps. À l'automne 2008, ce temps prit fin. Un grand frisson parcourut l'échine de l'animal aux cent mille . têtes - les classes dirigeantes et supérieures. En catastrophe, on réinjecta du dollar dans le système, comme autant de signe qui ne recouvrait rien, mais qui permettrait encore, pour quelques années peut-être, de faire tourner la machine sémantique, coûte que coûte. Ultimes manoeuvres dilatoires, qui ne changeront, au final, rien ou presque : c'en est fait de l'illusion. Peu importe qu'on maintienne artificiellement les indices boursiers en ramenant à zéro les taux d'intérêt. Casser le thermomètre n'a jamais fait tomber la fièvre. La seule rationalité économique n'est pas capable de fonder le sens de l'histoire. La technoscience ne peut pas tout. On ne peut pas conduire un projet de développement infini sur une planète finie. L'homme ne peut pas avoir tout ce qu'il veut. Il doit vouloir ce qu'il· peut.

Retour à la limitation. L'humanité ne sera pas son propre Messie : la religion humaniste est un échec. L'animal aux cent mille têtes se comporte réellement comme une bête - et, en particulier, il est aussi dangereux qu'une bête blessée, lorsqu'il sent que son heure est proche. Renvoyés à l'échec , du système de croyance qui servait d'habitation idéologique à leur domination, les puissants et leurs kapos vont à présent, pour sauver leur pouvoir, s'efforcer de maintenir la fiction messianique en la restreignant progressivement à eux-mêmes. D'un côté, une humanité supérieure, qui se voudra son propre Messie - pour elle-même et pour elle seule. Et de l'autre côté, une humanité inférieure, renvoyée dans les ténèbres symboliques de l'absence de pensée, c'est-à-dire de l'inexistence du sens- au vrai, dans la négation pure et simple de son statut de sujet autonome, dans l'interdiction même de définir un espace mental d'indétermination à l'égard de ses contraintes. Une humanité à qui l'on aura ôté la peau de l'esprit. Tel sera le schéma génératif des prochaines décennies. L'avenir est sinistre, autant le savoir : la religion humaniste va se transformer en idéologie antihumaine. Ce retournement, qui fera la Bête par ceux-là qui voulaient faire l'Ange, a commencé progressivement dès les années 1970. Mais les années 2010 vont marquer une accélération très sensible dans ce processus. Et la vie, en conséquence, sera très difficile, bientôt, pour beaucoup d'entre nous.

Dans ce contexte, l'enjeu de la lutte, pour les hommes véritables, sera bien souvent de survivre. Juste cela : survivre. Rejoindre les rangs des dominants fous n'est pas une option : on y gagne peut-être l'illusion enivrante d'une supériorité apparente, et à coup sûr des c~_nditions de vie plus décentes ; mais on y perd son âme.Se résigner à végéter dans la masse des dominés est à peine moins déprimant. Au sein de cette masse opprimée et appauvrie, la violence sera de règle. Nos contemporains ont trop profondément intégré les logiques perverses de la société de consommation pour se convertir, du jour au lendemain, à une simplicité volontaire salvatrice. La survie se jouera presque certainement à l'écart, dans des refuges qu'il faudra savoir aménager et défendre. Survie matérielle, bien sûr. Mais survie psychologique et spirituelle aussi. Nous n'avons certes pas là un idéal exaltant. Seulement voilà, c'est ainsi : à ce stade, résister à la machine inhumaine qui est en train de se mettre en branle, ce sera, souvent, être capable de nous soustraire à sa vue, et d'abord savoir nous passer d'elle.

Un combat modeste, mais certainement pas médiocre. Car un jour, quand cette machine aura épuisé les possibilités de son élan initial, elle vacillera et tombera. Il suffira alors d'être là, nombreux, soudés, pour reprendre ensemble le contrôle de notre terre, après avoir défendu âprement nos quelques territoires de repli. C'est pour être là, à ce moment décisif, qu'en attendant nous devons Alors pas de honte : bâtissons nos refuges ! Souvenons-nous qu'un résistant gagne, s'il tient une heure de plus que son adversaire : organisons-nous pour tenir. Et donc, mon ami ... On m'efface ce sourire crispé et triste. On lève les yeux, qu'on a si longtemps baissés. On regarde droit devant soi, le regard à l'horizon. On redresse la tête. Voilà. Ta vie a un sens : survivre une heure de plus que la machine. Passe le mot : camarade, nos enfants comptent sur toi.

Michel Drac, Avant-propos à "Survivre à l'effondrement économique"

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