Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
O.N.G. - Extrême-orient(é)
17 octobre 2013

L’esprit des choses : le théâtre

Sans titre
Ce peut être le soir ou l’après-midi, en tout cas un de ces moments hors de la banalité quotidienne. Vous n’avez peut-être pas revêtu le smoking ou la robe du soir, mais vous êtes tout de même un peu mieux habillé que d’habitude même si vous n’êtes pas venu pour être vu. Il s’agit avant tout d’être accordé au lieu, à ses velours et à son cérémonial, ou plutôt à ses rites. On ne va pas au théâtre comme on va au bureau. Si l’on en croit l’étymologie grecque, le mot « theatron » signifie « lieu où l’on voit », le tout étant de s’entendre précisément sur ce que l’on voit. Une chose est certaine: ce que l’on voit au théâtre n’est pas ce dont nous faisons l’expérience dans la réalité, même si certains spectacles se veulent « réalistes ».

Ici, il faut prendre quelques distances avec l’étymologie. Tout théâtre, c’est-à-dire tout bâtiment où l’on vient assister à une représentation dramatique, lyrique ou chorégraphique, se présente comme un lieu double. D’un côté il y a les spectateurs réunis de telle sorte que leurs regards se dirigent vers une même direction, et, en face de ces spectateurs, il y a cet espace étrange, hanté de dieux, de rois et de héros. La séparation entre les deux lieux n’est d’ailleurs pas toujours hermétique. Si l’opéra met entre le spectateur et les personnages la muraille de l’orchestre, il arrive que le public envahisse la scène à l’instar des gentilshommes à l’époque de Molière ou que, dans la plus pure tradition shakespearienne, le proscénium permette à Hamlet ou à Richard III de s’avancer au milieu du parterre.

Mais il ne s’agit là que de nuances. Qu’il s’agisse de la scène élisabéthaine, du « corral » du Siècle d’or espagnol ou de ce bon vieux théâtre à l’italienne auquel nous sommes tellement habitués avec ses savantes perspectives, la scène est d’abord le lieu de l’illusion, une illusion acceptée et même revendiquée. Le prologue du Henry V de Shakespeare nous invite même à contribuer à cette illusion (« Car ce sont vos pensées qui doivent maintenant vêtir nos rois »). Peu importe si le décor prétend représenter une réalité tatillonne ou si, au contraire, deux ou trois accessoires suffisent à situer le drame, voire la tragédie.

Car le théâtre est d’abord une affaire d’hommes, ou plutôt une affaire d’humanité. Cette illusion que nous cherchons n’a de valeur que si, dans le couple d’heures que nous passons au creux d’un fauteuil, nous trouvons quelque chose de plus: rire, larmes ou enthousiasme. La scène n’est pas un lieu en soi mais une fenêtre et l’artiste qui se tient sur le plateau nous invite à découvrir une autre réalité ou une autre modalité de nous-mêmes. On ne ressort jamais d’un théâtre exactement comme on y est entré.

S’il est affaire d’humanité, c’est aussi parce que le théâtre garde toujours quelque chose de ses origines religieuses. Le metteur en scène le plus athée participe malgré lui d’une véritable liturgie. Du reste, tout bâtiment de théâtre s’apparente à un lieu de culte. Les tragédies d’Eschyle ou de Sophocle sont jouées autour de la thymélée, l’autel dédié à Dionysos. Quant au théâtre occidental, quelles que soient ses modalités, il tire aussi son origine de l’église, lieu de représentation des tous premiers « mistères » médiévaux représentés dans le chœur avant d’être relégués sur le parvis. Bien sûr, il faut faire la part des exigences matérielles; après tout, le spectateur est là pour regarder. Mais le lien avec le culte demeure, toujours aussi puissant.

Qu’il s’agisse du théâtre chinois, le plus ancien, du théâtre antique et enfin du théâtre européen, la scène ne nous nourrit pas seulement d’émotions ou de passions. Elle est une fenêtre vers une réalité autre, une réalité que, livrés à notre seule imagination, nous serions peut-être incapables de concevoir véritablement. En ce sens, la scène s’ouvre pour nous sur ce qui est au-delà de la nature, l’essentiel en somme. La représentation ne se ferme pas sur elle-même comme une séance de cinéma ou de télévision. Mais voici que le silence se fait, que les lumières s’éteignent. Le rideau rouge frémit. Côté cour (à notre droite), trois coups ont retenti. Le velours cramoisi se lève et, pour quelques heures, deux parties du monde vont être réunies. Car tout théâtre est un univers. 

Jean-Michel Diard

Publicité
Commentaires
Publicité