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O.N.G. - Extrême-orient(é)
4 juillet 2013

L’esprit des choses : le bateau

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Les plages et les ports des stations balnéaires le voient refleurir chaque été, de même que les rivières et les lacs de dimensions respectables.Ses premières formes demeurent modestes: un petit canot gonflable, presqu’un jouet, un kayak ou un canoë. A moins que l’on s’attaque déjà au voilier. Dans tous les cas, l’aventure commence au premier coup de pagaie ou au largage de la dernière amarre.

Quelles que soient ses formes ou ses dimensions, le bateau n’est pas un moyen de déplacement comme les autres. La voiture, le vélo ou le cheval restent sûrs et contrôlables (ou presque). Avec eux, on ne change pas d’univers pour évoluer entre deux points du globe. Le bateau, lui, ne nous laisse pas le choix. Entre ces deux points, il y a un monde mouvant, inhospitalier et périlleux à l’homme. La navigation porte forcément sa part d’incertitude. Le bateau nous emporte toujours vers un autre monde. Sur la rivière la plus tranquille, votre barque vous fera passer par des lieux inaccessibles au piéton; sur le canal le mieux aménagé, il reste, entre les marins d’eau douce et les piétons qui longent la rive, une infinie distance, même si cette distance n’excède pas quelques mètres. On peut s’y héler, s’y faire signe, on ne peut pas s’y rencontrer.

Le monde du bateau est un autre monde et c’est aussi une question de vocabulaire. Celui des mariniers et surtout des gens de mer paraît généralement ésotérique à tous ceux qui restent à quai. A bord, la boussole se fait compas, la droite et la gauche deviennent tribord ou bâbord et les mots les plus simples changent de sens. On nage lorsqu’on ma nie l’aviron et la seule corde autorisée pend au battant d’une cloche. Cet autre monde est celui de l’eau et de la mer, un monde où l’homme ne peut plus se prendre pour le centre de l’univers. Il n’est sans doute pas indifférent de constater que le développement des techniques de navigation modernes correspond à la fin de l’univers géocentrique. Nicolas Copernic est contemporain des débuts de la navigation en haute mer, une navigation qui s’affranchit définitivement des contraintes du cabotage pour se fier aux étoiles et aux vents.

Pourtant, cette véritable révolution n’a pas immédiatement détruit les antiques terreurs. Elle les a seulement déplacées. Il y a toujours une part de profanation dans le fait de s’aventurer sur les eaux. Pour les Anciens, loin du rivage, la mer était ce lieu infesté de monstres et de prodiges que dépeint l’Odyssée et que redoute Horace dans son ode au vaisseau de Virgile. D’autres traditions, longtemps vivaces, montrent les âmes rejoignant le pays des morts sur une barque, que ce soit pour traverser l’Achéron ou pour cingler, comme le roi Arthur, vers on ne sait quelle ile d’Avallon. En somme, depuis toujours, il y a les vivants et ceux qui sont en mer.

Partir sur l’eau, prendre un bateau, c’est toujours vouloir aller vers l’autre côté, un côté qui fascine – ou plutôt qui hypnotise. La mer a perdu ses sirènes et ses monstres, mais on risque toujours de s’y perdre définitivement, soit physiquement, soit en se laissant happer par d’autres horizons. Les émigrants du XIXe siècle fuyaient sans espoir de retour vers ce qu’ils croyaient une terre promise, tandis que, dans la trilogie de Pagnol, Marius ira chercher le bonheur de l’autre côté du monde… et ne l’y trouvera pas.

Aujourd’hui, les vieux enchantements paraissent singulièrement exténués. Les navigateurs les plus hardis ne sortent plus avec leurs voiliers sans les appareils électroniques les plus sophistiqués. Finis les âpres joies de l’isolement et le maniement du sextant. Grâce au satellite, plus besoin de faire le point pour être situé sur la planète, ce qui n’empêche nullement d’éventuelles fortunes de mer (naufrages et autres catastrophes). La mer n’est plus qu’un immense lac sillonné d’usines flottantes chargées de conteneurs, d’hydrocarbures frelatés ou de touristes en goguette, quand on ne la transforme pas en poubelle.

Qui nous dit pourtant qu’au-delà de telle nappe de brume ou de tel récif ne se cache pas encore quelque bateau maudit, quelque vaisseau fantôme qui nous rappellerait l’ancienne et terrible liberté des mers ? 

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