Monsieur Tigre
Les bruits de la forêt reprenait. Ils appofondissaient le vaste silence bruissant d'appels étranges. C'était la nuit. La nuit maternelle, tendre, sensuelle, complice, mais aussi ennemie, cruelle, sanglante et mortelle. La nuit telle que Dieu a pu la créer au commencement du monde.
A mes côtés, la sentinelle voyait et entendait bien plus que je ne pouvais voir et entendre. Parfois, je la regardais intensemement, pour deviner ce qu'elle percevait. L'homme tournait lentement la tête vers moi. Il souriait. Nos regards se comprenaient. Je lui demandais des nouvelles de sa jeune femme et de son fils, nouveau-né. Il me répondait dans un français appliqué : "Tout le monde va bien". Il riait sans qu'un son sorte de bouche, les épaules relevées. Il était heureux.
Soudain, il posait une main sur mon épaule. De l'autre, il pointait le doigt vers la forêt. J'entendais un feulement, puis un autre. Le partisan m'adressait un chuchotement bref - " Ong Cop !" -, ce qui veut dire " monsieur Tigre". Les Thos parlaient des bêtes comme des humains, avec la majesté qui convenait aux fauves. Ses yeux brillaient d'excitation dans la pénombre. " Ong Cop ! Ong Cop !".
Sa masse puissante, toute proche, se coulait dans le labyrinthe de la forêt, à la recherche d'une proie. Monsieur Tigre régnait alors sur la jungle et sur les hommes, attirant vers lui les angoisses des amis comme des ennemis, rapprochés pour un temps dans la même crainte et le même respect. Le feulement s'éloignait. " Ong Cop ", royal et méprisant, était allé chassé ailleurs.
Hélie de Saint Marc - Les sentinelles de la nuit