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O.N.G. - Extrême-orient(é)
25 octobre 2012

Le poivre

Sans titre
(Plantation de poivre au Cambodge)

Faut-il le faire sortir du moulin ou se contenter du tout-venant des poudres du commerce? La question ne devrait pas se poser à tout gosier un tant soit peu civilisé. Le poivre du moulin est le seul valable, le plus goûteux, alors que le poivre déjà moulu, a perdu, en s’oxydant, toutes ses vertus gustatives. Quiconque a eu la chance de se voir offrir un poivre noir en grain, venu directement de Sumatra ou de la côte malabare, en gardera longtemps un souvenir émerveillé. Bien entendu, il faut nuancer. Le poivre vert, ami des sauces et de la viande, n’aura pas forcément besoin d’être broyé. A l’inverse, le poivre long, aristocrate oublié, plus dur, mais non moins subtil, aura besoin du mortier ou de la force du moulin à café. A la différence du piment, tous révèlent cependant leur chaleur – leur piquant – dès le premier con tact avec les papilles gustatives.

Le poivre est sans doute l’épice que, du moins en Occident, nous connaissons le mieux, trop bien même. Les petites boules noires, ou la poudre grise (hélas!) font partie de notre quotidien et même sur la plus plébéienne des tables, leur absence est inconcevable. Le poivre est partout, de l’entrée à la salade, voire au fromage. Il fait même aujourd’hui une entrée discrète dans certains desserts, auxquels il peut donner un surcroît de profondeur. Pour autant, ce compagnon de tous les jours de meure un illustre inconnu. A l’exception, peut-être, de ses vertus sternutatoires ou de son utilité dans la confection des dragées vendues dans les magasins de farces et attrapes, nous n’apprécions guère que le piquant qu’il apporte à la cuisine. Sa symbolique nous paraît plus pauvre que celle du sel, et surtout plus ambiguë. A la différence de ce der nier, le poivre, plus riche en sensations, apparaît surtout pour qualifier les débordements des sens ou du moins une certaine égrillardise. On l’adore, mais on s’en méfie un peu.

Cette réputation est d’ailleurs injuste. Elle puise essentiellement ses racines dans une ignorance. Il n’en a pas toujours été ainsi. Nos aïeux paraient le poivre de nombreuses vertus, lesquelles ne se limitaient d’ailleurs pas à la gastronomie. Ainsi, au XVIIIe siècle, un livre intitulé La science du maître d’hôtel affirme doctement: « Le poivre excite l’appétit, chasse les vents, fortifie l’estomac… » Bien entendu, on lui attribue toujours un rôle précieux dans la stimulation du désir masculin.

Chez nous, le poivre peut s’enorgueillir d’illustres parrains, à commencer par Alexandre le Grand. Ses guerriers l’apportèrent des confins de l’Inde pour le faire découvrir aux Grecs. Plus tard, l’illustre Apicius nous a dit le grand cas qu’en firent les Romains dans leur cuisine. Puis ce fut le Moyen Age, grand amateur d’épices et de goûts puissants. Le poivre utilisé alors est essentiellement le poivre long, si difficile à trouver aujourd’hui. Au reste, il s’agit d’une épice précieuse dans toute la force du terme, puisque son prix ne la rend accessible qu’à une élite particulièrement restreinte. Commercialisé par les Arabes et marchands italiens, il sert de monnaie d’échange et l’on s’acquitte avec lui de ses impôts. Le temps de la banalisation n’est pas encore venu.

Il n’arrivera qu’à la Renaissance. Les pays de la fa çade atlantique veulent en finir avec le monopole des Vénitiens et des Gênois. Ce seront d’abord les Portugais, puis les Hollandais et les Anglais qui cingleront vers de nouvelles destinations. Rêvent-ils de l’or de Cipango ou de la Cambaluc de Marco Polo? Non; ces conquérants ne veulent que ramener à leurs souverains la précieuse épice. Aujourd’hui encore, il est synonyme de voyage et de lieux étranges. Il y a une capitale du poivre, sa Mecque, disent certains: c’est la ville hindoue de Cochin, grand centre international du commerce poivrier. Le poivre a tenu sa place dans les grandes découvertes et les rêves de notre humanité. Aujourd’hui encore il est cette épice quasi initiatique qui nous offre ses voyages secrets, celle qui faisait dire à Alphonse Allais: « Plus on avance dans la vie, plus on est obligé d’admettre que le sel de l’existence est essentiellement dans le poivre qu’on y met. »

Jean-Michel Diard dans Minute

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