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O.N.G. - Extrême-orient(é)
21 mars 2012

Les rendez-vous chinois d'Ezra Pound

Sans titre

La ferveur, l'empressement obséquieux des disciples tourmentent parfois si fort le Maître qu'il leur trouve bien préférables les violences de l'histoire, les déchirements de la Cité où il a pu prétendre s'engager, faire bonne figure. Ezra Pound l'a compris un peu tard, qui a manqué se faire pendre en 1945 à Pise, dans les cages de fer de l'US Army, entre un mauvais larron, 2 ou 3 violeurs et un brelan de déserteurs, pour les bouffées délirantes, les éructations électriques dont il avait assourdi Radio-Rome durant la guerre.

Remplacer l'enseignement du grec par celui du Chinois

Exécuté sèchement à 60 ans, et par les siens, il aurait connu le sort enviable du poète que martyrisent sa patrie et le grossier GI à la tête pour une fois plus épique qu'on n'aurait cru. Mais ses persécuteurs lui préparaient une fin plus commune, à l'américaine, dans la confusion, la gloriole et l’à-peu-près, une mort lente, un étouffement sous les parfums orientaux, les mantras, les chinoiseries et les breloques tibétaines. À son corps défendant, Ezra Pound allait mourir en gourou de la jeunesse californienne, de la beat generation, en prophète d'une ânerie syncrétique, d'une vague et fruste religion universelle brassant au même tonneau le Bouddha, le Tao et maître Kung (Confucius). Encore le sort a-t-il été bien clément avec le vieux poète qui a échappé d'un cheveu — une décennie — à sa consécration en pape des sornettes New Age.

À Venise où il passe ses dernières années Calle Querini dans le nid caché que lui a aménagé Olga Rudge dès avant la guerre, il coupe son long silence de propos désespérés sur son œuvre (« un fouillis ») ou sur sa marche à l'Orient, à l'Asie, qu'il prend aussi pour un échec. Mais que le vieux rhapsode ne puisse plus étriller son prochain multiplie soudain le nombre des disciples, des souriceaux curieux. Une foule beatnik puis hippie défile Calle Querini, marmonnant des Hare-Krishna, brùlant plus d'encens que d'énergie créatrice. Aujourd'hui l'adresse de Pound figurerait dans le Guide du routard, au chapitre des haltes sympas, zen, où le jeune Américain qui pérégrine vers l’Asie pourrait trouver réconfort et aide spirituels. Depuis les années 50, à San Francisco, Alan Watts, le fondateur du Centre d'Études Asiatiques, Jack Kerouac, Allen Ginsberg et Snyder — qui a appris le chinois sérieusement que les autres — avaient commencé à décrire Pound comme passeur entre les deux rives Pacifique. Dans la migration américaine qui s'est enfin "orientée", tournée à l'Est après bien des hésitations (Kerouac écrivait : « Il faut partir. Partir où ? Je n'en sais rien, mais il faut partir »), les nouveaux convertis, les petits sages viennent se montrer au grand vieillard.

Le 28 Octobre 1967, le vieil Ezra accepte de sortir de sa tanière, de faire quelques pas jusqu'au restaurant Cici. Là, Ginsberg lui pose la question déplacée, assassine : « Je suis venu pour vous donner ma bénédiction […] Acceptez-vous ma bénédiction (bouddhiste] ? » Michael Raick, témoin de la scène, rapporte sans commentaire la réaction de Pound : « Le Maître hésita, ouvrit la bouche un instant, puis les mots lui vinrent : "Je l'accepte". Il se leva lentement, prit son pardessus, son feutre, sa canne ». Le poète ne pouvait mieux signifier combien il avait surpris, abusé par le brillant auteur de Kaddish.

C’est faire une grande violence à son œuvre que de la prétendre vaguement mystique ou bouddhiste. C'est ignorer qu'avait été l'intrusion de la Chine en elle, le souffle furieux dont la découverte de Confucius et des calligraphies a soudain déchiré le premier texte, la première langue Poundienne. Sur son poème du monde moderne, ses 117 Cantos lyriques, syncopés mais toujours précis, réglés était lentement tombée la pluie d'or des dessins au pinceau, des centaines d’idéogrammes chinois. Car Pound a fait du signe chinois la matière seconde de son grand œuvre, un contrepoint au discours articulé occidental, au Logos européen ou à la polyphonie de nos vieux langages. Il proposait même en 1915, après sa découverte des manuscrits de l'orientaliste Fenollosa, de remplacer en faculté l'enseignement du grec par celui du chinois. Si le premier Canto célèbre l'Odyssée, le 13ème fait déjà de maître Kung une des figures héroïques de l'histoire mondiale pour avoir « rendu correctes les dénominations » (La Kulture en abrégé).

Le caractère chinois comme véhicule de la poésie (1935) attribue à l’idéogramme le rayonnement d'une image concrète, d'une empreinte naturelle de l'objet. Au Canto 80, Pound précise : « ...Calligraphie de Tsu Tze : / On dit qu'elle pouvait faire descendre dans ses dessins les oiseaux des arbres ». Le plus souvent, seuls les confucéens sont loués quand les bouddhistes, les taoïstes sont moqués, affublés de sobriquets rageurs, en particulier dans les Cantos chinois.

En tournant les talons sans un mot devant l'importun Ginsberg, Ezra Pound renouait avec la rigueur de Maître Kung en donnant un de ces gestes en même temps spontanés et rituels dont il avait si souvent admiré l'harmonie, l'entendement secret avec le monde. Une dernière fois, il se dérobait à l'Amérique. Pèlerin de la migration intérieure, il n'était pas allé plus à l'est que Venise. Quand Ginsberg, Watts, Snyder couraient l'Inde ou l'Asie, Pound se contentait de ses trois exils italiens (Rapallo, Pise puis Venise) d'où il guettait le Mont Taishan ou le Fuji (Cantos 74 et 76).

La Chine restait dans la distance, dans les livres, et Pound pouvait enrôler encore Maître Kung, lui faire brûler : « Le drapeau couenne de fard, alias les armes de Washington ».

Jean Védrines, Immédiatement n°14, juin 2000.

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