Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
O.N.G. - Extrême-orient(é)
9 novembre 2011

Littérature (en prison)

Sans_titre

Louis le SS, le front sourcilleux, les deux coudes sur la table, les deux poings fermés sur les oreilles, mastiquait avec une solide régularité Les Données fondamentales du Surréalisme de M. Michel Carrouges. De temps à autre, il comptait le nombre des pages qui lui restaient à lire, et annonçait avec optimisme : « Bon, j'aurai fini pour la soupe... Lucien, ajoutait-il, je retiens Vipère au Poing, pour ce soir. Je l'aurai terminé demain matin, je tortillerai La Mort du petit cheval, entre dix heures et trois heures, je m'enverrai le “Renaudot” avant le dîner, et j'aurai la soirée libre pour le “Goncourt” qui vient d'arriver. » Il avait déjà absorbé dans la semaine un livre sur le Maréchal Rommel, une nouvelle histoire de la littérature française, pris une vue suffisante des trois derniers romans de la N.R.F. Les deux énormes tomes du Jésus-Christ du P. de Grandmaison, les trois volumes de La Guerre et la Paix de Tolstoï, quelques fascicules très denses de l'Histoire de la philosophie de Bréhier, attendaient en piles compactes ce valeureux lecteur, comme les divisions de réserve que les généraux gardent massées à portée de leur main. D'autres livres de moindre épaisseur, surréalistes, naturalistes, classiques, existentialistes, nègres, italiens, juifs, américains, s'alignaient en bon ordre sur un pupitre, et ceux-là pouvaient être comparés aux files de grenades qui ornaient les étagères, les cheminées et les dessus de buffet des miliciens aux temps héroïques.

Le SS fermait Les Données fondamentales du Surréalisme et prenait une petite goulée de Sartre avant d'aborder le noir récit d'Hervé Bazin. Il avait mis sur la table ses belles jambes grecques et se balançait sur deux pieds de sa chaise : c'était la position des lectures frivoles. Il existe ainsi différentes positions pour le tireur couché, assis, debout. Comme on était aux dernières semaines de l'année, Louis le SS procéda ensuite à une petite récapitulation : « Bilan assez honorable. J'aurai lu à peu près 300 livres en 1950. » Rebatet, subrepticement faisait un calcul aussi rapide que ses capacités en arithmétique le lui permettaient : 90 000 pages, 3 millions 150 000 lignes, 141 millions 750 000 signes ! Et l'on pourrait presque doubler en comptant les quinze revues littéraires mensuelles, les revues américaines et les relectures innombrables.

En face du lecteur intrépide, le Pouhète-Pouhète – résistant provençal, engagé dans la S.S, puis devenu paysan bavarois, et arrêté dès son retour en France, après que son avocat lui eût assuré qu'il n'avait plus rien à craindre et que l'épuration était terminée – assis sur le bout des fesses, les épaules à la hauteur de son front hugolesque, s'écrasait vigoureusement le nez avec le gras du pouce, puis, lâchait d'un seul trait d'encre une rafale de trente vers sur son papier, avec le trémoussement des roustons et des cuisses qui accompagnait toujours chez lui l'inspiration. Rafale après rafale, il avait déjà craché quelque cinq cents vers, versets et versiculets depuis le matin. Sa santé morale et physique exigeait l'expulsion quotidienne d'un bon millier de lignes poétiques, au moins d'apparence et d'intention. Le Pouhète, dont l'oeuvre, à vingt-huit ans d'âge, se calculait par armoires, par bahuts et par malles, pratiquait l'alexandrin académique, tous les mètres réguliers – en s'autorisant quelques entorses dont Rebatet le blâmait âprement – l'ode pompière, le lied allemand, le haï kaï, le psaume biblique, la légende arabe, la tragédie classique, le fabliau, la geste, la ballade française, la chanson symboliste, le refrain mistralien, le sonnet hermétique, le sonnet gongoriste, le sonnet ronsardique, la prose lyrique, la farce ubuesque, l'image surréaliste. Il avait déjà été, en vers, symphoniste, coloriste, fresquiste, aquafortiste, sculptural, architectural, électrique, cacophoniste, il avait été anacréontique, homérique, euripidien, sinisant, « mille et une nuitisant », médiéval, villonesque, dantesque, pétrarquiste, racinien, goethéen, hoffmanesque, beaudelairien, rimbaldien, mallarméen, péguyste, claudéliste, aragonien, et éluardesque. Accessoirement, il avait imité Soung-Chi, Yuan-Tseu-Tsai, Mao-Tse-Toung, Hâfiz, Al Gazali, la Chanson de Roland, Louise Labé, Maurice Scève, Jean de la Céppède, Sponde, Théophile de Viau, Rabindranah Tagore, Kleist, Eickendorf, Uhland, Jean Aicard, Rosemonde Gérard, Louis le Cardonnel, Emile Verhaeren, Rodenbach, Appolinaire, Rainer Maria Rilke, Gérard Hauptman, d'Annunzio, St John Perse, Benjamin Péret, Charles Maurras et Horst Wessel. On comptait, parmi ses oeuvres principales, un Choeur de l'été, un Lohengrin, une Salomé, une Phèdre, une Iphigénie. Cependant, tout en continuant un Ulysse, il donnait, depuis quelque temps dans des fantaisies peuplées de fous coiffés d'un fromage, de pendus accrochés aux cages d'ascenseurs qui semblaient amorcer fort heureusement la nouvelle manière de cet aède : celle peut-être d'un Prévert qui ne se croirait pas obligé de chanter la classe ouvrière, l'école laïque, les colonels maquisards, les banquiers juifs, les Droits de l'Homme, l'Égalité, la Liberté et la Fraternité.

On avait appelé Cousteau pour entendre le dernier morceau du Pouhète-Pouhète qu'il protégeait contre les sévices de Rebatet, et dont il goûtait beaucoup la poésie depuis qu'elle ressemblait à de la prose un peu loufoque.

Rebatet - La taule ne nous offre pas seulement l'exemple des sociétés primitives dit Rebatet à Cousteau, en lui montrant les deux garçons. Voilà un raccourci de toute la vie littéraire : ici le producteur, à côté le consommateur, tous deux d'une ardeur égale. Quels beaux rouages ! Si tout allait aussi bien dans le boxon qu'on appelle le monde libre !

Lucien Rebatet & Pierre-Antoine Cousteau, Dialogue de “vaincus”

Publicité
Commentaires
B
bonjour,<br /> <br /> <br /> <br /> J'ai tenu un journal que j'ai mis en ligne : brunodesbaumettes.overblog.com , afin de témoigner de la vie d'un détenu. Ce journal n'est ni une 'confession', ni une 'mise en accusation', c'est seulement la transcription d'un quotidien, dans un quartier particulier d'une prison... particulière. Peut-être cette écriture pourrait vous intéresser ?
Publicité