A propos de la fumée bleue
Thomas de Quincey et Charles Baudelaire ont tour à tour célébré
les bienfaits et dénoncé les conséquences fâcheuses de la drogue, chanté les
voluptés et décrit les tortures de la dépendance. Chez ces consommateurs, les
contradictions étaient sans doute liées à leur condition d’imprégnation ou de
manque au moment où ils écrivaient. Ils parlent successivement de « l’opium
juste, subtil et puissant », de la « béatitude thébaïque » et du
« délabrement physique et psychique lors du sevrage ». Ces écrivains
consommaient l’opium en grains ou en teinture de laudanum. Plus tard, ils
s’injecteront de la morphine à la seringue de Pravaz. La littérature consacrée
à l’opium étant énorme , nous nous limiterons à l’opium fumé, qui est
particulièrement intéressant à observer en raison d’une technique raffinée,
d’une ambiance exotique, d’une vogue étonnante dans les milieux artistiques et
littéraires à la belle époque et pendant les années folles.
Dans le
parcours irréversible de sa dégradation physique et morale, attestée par son
portrait, Dorian Gray visite ce que les anglo-saxons appellent un « opium
den », dans une maison misérable coincée entre deux fabriques abandonnées,
dans la banlieue de Londres.
« Tandis que Dorian grimpait les marches
tremblantes, une forte odeur d’opium vint à sa rencontre. Il poussa un profond
soupir et ses narines frémirent de plaisir. Un jeune homme à la chevelure d’un
jaune clair, penché au-dessus d’une lampe, allumait une pipe longue et fine… Des
choses grotesques étaient étendues sur des matelas, en loques, dans des postures
bizarres. Les membres tordus, les bouches ouvertes, le regard terne le
fascinaient… .Il savait sous quels cieux étranges, ces hommes souffraient et
quel enfer morne leur apprenait le secret d’une espèce de joie nouvelle. »
Ce sont les vagues migratoires chinoises de la seconde moitié du 19ème
siècle, qui ont importé l’usage de l’opium aux USA, au Canada, en Australie et
à Londres à l’époque victorienne. John Parkinson, une sorte de reporter, ami de
Stanley, visite en 1869 un « opium den » dans l’Eastend. Une salle
commune est utilisée pour l’opiomanie « passive » :
« Nous
entrons dans un appartement pratiquement rempli par un matelas sur lequel une
demi douzaine de noirs étaient étalés en long. Au centre, il y avait un simple
plateau japonais et une lampe à opium. Que vous vous tourniez de n’importe quel
côté, vous voyiez et touchiez des fumeurs. Cette petite chambre était en fait
une pipe à opium et respirer l’atmosphère vous mettait sous l’influence de
l’opium… »
Sur le continent et en France en particulier, la vogue
des fumeries d’opium a été importée par les marins et les coloniaux venus
d’Indochine et en mal d’exotisme. Progressivement, la drogue plaisir s’est
substituée à la drogue médication (pilules d’opium, laudanum et morphine) et est
venue s’intégrer dans l’ambiance « fin de siècle » illustrée par les
dérives littéraires de Joseph Peladan et de Félicien Champsaur dont les contes
et romans ont été illustrés par les frontispices sulfureux de Félicien Rops.
Une ambiance de crépuscule des dieux, que l’on trouve déjà chez Gautier.
Pierre Loti, officier de marine fut l’un des premiers à chanter les
délices de « la fumée bleue ».
« Mollement étendus, sur des
épaisseurs soyeuses, ils regardent fuir le plafond, l’enfilade des arceaux de
bois sculpté en dentelles, d’où retombent les lanternes ruisselantes de perles…
Leurs sens aiguisés croyaient percevoir le bruit des pattes des flamants sur les
briques, respirer la parfum des corolles de fleur et découvrir les yeux d’une
araignée rencognée dans sa toile. »
Les fumeries liées à la
prostitution se multiplièrent, d’abord en France dans les ports de guerre. De
jeunes enseignes de vaisseaux se cloîtraient du matin au soir pour fumer jusqu’à
60 à 80 pipes. La mode gagna Paris, le Quartier Latin, Montmartre et l’Etoile et
rapidement l’opium fumé devint un péril pour la société française. Léon Daudet,
qui allait échouer au concours de l’internat des hôpitaux, écrivit un roman sur
la désintoxication. L’opium fumé devint, pour certains, une idole et
l’opiomanie un culte avec ses rites.
Fumer est considéré comme un art
avec un cérémonial pratiqué dans un décor étrange : sofas, soieries et jade,
statues de bouddha, plafonds d’ébène, en plus de l’élégance des lampes, des
fourneaux et des pipes. Claude Farrère (1876-1957), enseigne, puis lieutenant
de vaisseau dans la marine française fit une très large consommation d’opium
durant toute sa vie. En 1902, il publie un recueil de contes, plus ou moins
autobiographiques, probablement écrits sous l’influence de « la bonne
drogue » .
« L’opium philosophique clarifie l’intelligence,
tempère les rudesses barbares, mais lorsqu’il n’a pas la pipe du soir, une
fatigue soudaine courbature ses membres. Le sommeil refuse de venir, sa tête se
trouble, la peau fiévreuse se crispe, sa salive est tarie, la soif l’étouffe…
Mais quand l’opium revient, en un clin d’œil épuisement et angoisse
disparaissent et revient la philosophique sagesse. »
Dans un autre
récit, un fumeur décrit ses cinq pipes. D’écaille brune, d’argent, d’ivoire ou
de bambou, elles ont chacune une histoire et des qualités différentes. Il
évoque ensuite les fumeries qu’il fréquente : les bouges de canton et les
yamens de Pékin où « des femmes, parées en idoles, mêlent à l’opium la
douceur des chants et la volupté des danses, les chambres tapissées en peau de
tigre, les réduits sataniques… »
En fait, le titre des groupes de
contes évoque les époques par lesquelles passe l’opiomane : légendes, extases,
troubles, fantômes, cauchemars.
C’est probablement pour écrire un roman
sur le plaisir et la tristesse que Colette (1873-1954) a visité un
atelier-fumerie parisien, « inacueillant comme une gare », pour se
documenter, par devoir professionnel comme elle dit. C’était une large galerie
« tendue de broderies que la Chine exécute pour l’occident. » Déjà !
« Je pris place sur mon petit matelas individuel en déplorant que la
fumée de l’opium, gaspillée, s’envolât lourdement jusqu’à la verrière… Je
trouvais aimable la couleur sourde et rouge des lumières voilées, la blanche
flamme en amande des lampes à opium… Les clients portaient des kimonos brodés.
»
Francis Carco (1886-1958), romancier des filles et des mauvais
garçons, décrit également la dépendance à la fumée de l’opium.
« Elle
enfonce l’aiguille à même la drogue avant d’en faire grésiller sur la flamme une
goutte de marron odorant et mouvante qui gonflait… Avec une attentive lenteur,
elle suit la cuisson de la boule qu’elle roulait contre le verre en vue de la
réduire. Elle saisit la pipe, en chauffe le fourneau sur la flamme et porte le
bambou à ses lèvres, aspire une longue bouffée dont elle ne rejette la fumée
qu’après avoir posé la pipe sur le plateau et appuyé la nuque sur l’oreiller de
porcelaine. A mesure qu’elle tirait sur le bambou, une pâleur surprenante
altérait son visage et ses traits se creusaient voluptueusement. »
Jean Cocteau (1889-1963) a aussi fumé l’opium et « le remède est
devenu despote. »
Pendant un séjour à la Clinique de Saint Cloud pour
une cure de désintoxication, de décembre 1928 à avril 1929, il écrit un journal
étrange, manifestement rédigé, tantôt sous l’effet de la drogue, tantôt dans le
supplice du sevrage. Tantôt il proclame que « la substance grise et la
substance brune font les plus beaux accords et qu’il faut savoir apprivoiser
l’opium, l’approcher, comme les fauves, sans peur. » Tantôt, ce sont les
symptômes du sevrage : douze jours sans sommeil, crampes, sueurs, morve et
larmes, « l’apocalypse de la nuit étoilée. »
De nos jours, les
drogues se sont multipliées, diversifiées et conduisent à la délinquance et aux
pires déchéances, surtout chez les jeunes. Les confessions de drogués sont
nombreuses, d’une lecture souvent pénible, parfois insoutenable, comme celle du
roman de William Burrough, petit-fils de l’inventeur des machines à écrire et
des confessions de Klaus Mann et de Cyrille Putman.
Source: Association des Médecins Anciens Etudiants de l'Université de Louvain