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O.N.G. - Extrême-orient(é)
22 mars 2009

Tout cela, par bonheur, a pris fin !

fi

Haiphong, avril 1889.

N-i ni, c'est fini ; la guérison est complète ! Un brave médecin indigène de Hanoi m'a fabriqué un thuôc - une noire pâte massive -, qui, divisé en boulettes et avalé à la manière des sulfates de quinine, m'a permis de renoncer à l'opium. Dame ! il a fallu quelque courage !
Et voici qu'en feuilletant ces huit livres de notes je retrouve tout effaré, sans les comprendre, bien d'étranges, paradoxales, et par trop dédaigneuses théories ! Pendant trois ans, j'ai vécu d'une vie anormale, sans une idée, sans un sentiment analogues aux sentiments et aux idées des autres hommes. D'un jeune homme simple, sans passions, de moyenne intelligence, d'un garçon peut-être assez borné mais tolérant, et capable de tout comprendre et de tout aimer, cette période triennale a fait un raffiné fantasque et méchant, brutal dans ses affirmations, étroit dans ses idées - méprisant, surtout, ce qui ne peut être que le résultat d'une anémie cérébrale, car l'être intelligent ne dédaigne ni ne hait. Oui, le voilà bien constaté, l'abêtissement si souvent nié, et de façon si catégorique dans les précédentes pages. Et les visions nées de l'opium, étions-nous fou de n'y pas croire ! Ces visions, ces cauchemars, ces chimères, ce sont les cruels Mépris, les Orgueils insatiables, les vaines Croyances en notre génie jamais encore manifesté !
Ah ! tout cela, par bonheur, a pris fin ! En vérité, aujourd'hui, il nous prend un désir, par esprit de réaction, de célébrer Bouguereau et les boîtes à musique !
... Avant de signer la dernière page, prosternons-nous devant Sa Divinité l'Opium, la ricaneuse et maigre Idole qui nous a prouvé son surnaturel pouvoir, pendant ces trois années de possession, sans que jamais l'idée de Rébellion ait traversé notre crâne, sans que jamais nous ayons cru à l'existence du joug qui nous accablait. Supplions-le très humblement de nous oublier, puisque nous avons brûlé sur son autel notre part de Kynam et de morphine ; ou plutôt, comme les Annamites font parfois pour le Tigre, ne l'invoquons pas, de peur de nous rappeler à lui. D'aucuns riront de la prière ou du motif qui la fait cesser; mais nous, nous resterons éternellement respectueux et tremblant, parce qu'un jour nous n'avons plus compris le sens des pages que, longtemps, nous avions cru penser et rédiger en pleine indépendance d'esprit ; et parce que, pâle de peur, nous nous sommes demandé dans la solitude de notre conscience : « Oui, j'ai bien écrit tout cela : - mais qui donc l'a dicté ! » Pour copie conforme.

Jules Boissiere, Propos d'un intoxiqué

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